Dieter Appelt, 1979
Die Befreiung dre finger
L'uvre d'art contemporaine, tout comme celle du passé, appartient au jugement, donc à l'histoire. Si les perspectives de la Renaissance occupaient un chant d'exploration impulsé par l'optique, les progrès scientifiques et une meilleure connaissance de l'homme (Masaccio a redonné au dialogue densité et épaisseur ; Piero della Francesca a tracé les lignes de ses dessins avec une précision quasi mathématique) elles ont permis grâce à l'apport des humanistes l'émergence de chefs-d'uvre tel Le Transi de Ligier Richier.
Cette uvre charnière entre le Moyen-Age finissant et une nouvelle vision du monde utilise le vocabulaire de son temps et met en scène de façon emblématique la vanité, l'inutile, l'amour de soi, tout en ne s'écartant pas de la métaphysique. Elle s'ouvre sur des abîmes et des profondeurs terribles et, au delà de la dialectique sur le franchissement, la limite et le paraître, fait montre de fascination, de séduction même, sans toutefois questionner le beau comme la plupart des métaphysiques de l'ombre.
Cette liberté créatrice ainsi que son cadre ont littéralement explosé au XXe siècle avec Mondrian, Duchamp, Bacon, Pollock et bien d'autres qui nous démontrent que l'univers mis en scène par Ligier Richier agit comme un miroir. Ce miroir, même s'ils l'ont brisé ou laissé derrière eux, continue à nous intéresser et à interroger les artistes ; car au-delà de la vision frontale et centrale du sujet ils scrutent la périphérie, les supports, le rapport à l'espace, la matière, la couleur en ouvrant de nouvelles perspectives.
Le renversement est parfois complet, à la limite de l'abstraction, comme dans la série de crânes d'Éric Poitevin. Bonfert, quant à lui plonge dans les méandres des traces de l'histoire alors que Michèle Blondel met en scène un rituel du sacrifice. A côté de la métaphore de Guilleminot, Bertrand Gadenne nous entraîne dans un univers de fragilité grâce à l'errance de ses images. Enfin, l'installation de Patrick Neu, semblable à un ange déchu, nous ouvre l'intérieur des choses pour mieux nous en faire sentir les articulations.
Pourtant, comme Dieter Appelt, ils investissent un territoire qui a déjà été construit par le passé ; celui du XVIe siècle certes, mais aussi celui des Indiens Jivaros et des Taïnos du XIIe siècle.
Avec eux, et à travers leurs uvres présentées dans le cadre de L'Automne des Transis, qui célèbre l'année Ligier Richier, nous tenterons de démontrer que le sujet ne se dirige pas seulement vers le passé mais qu'il entre de plein pied dans l'actualité.
Gabriel Diss
Conservateur du Musée Barrois
Le choix des uvres présentées, toutes issues de la collection du Fonds Régional d'Art Contemporain (FRAC) de Lorraine, explore quelques chemins de traverse, propose des lectures non uniformes et non linéaires autour de l'idée de Transi, vie, mort, passage, limite... jusqu'à nous faire défaillir "de vertige et d'effroi au beau milieu de ces mondes croisés, pénétrés l'un dans l'autre, et si précaires dans leur disparition comme leur réapparition, pour mieux nous confronter à ces silencieux lointains, à ces perspectives... à ces mondes absolus qui traversent les nôtres", comme dit si bien Dieter Appelt.
Gabriel Diss
Conservateur du Musée Barrois
Le territoire de Dieter Appelt. "Les photographies de Dieter Appelt ne ressemblent à nulles autres. Cependant elles paraissent faire appel à un imaginaire complexe dont les références sont à la fois culturelles et inconscientes. Leur impact demeure avec le sentiment d'une violence froide, peut-être d'un sentiment de crainte, comme si elles avaient un pouvoir de talisman qui leur donnerait une séduction particulière. Des approches critiques ont insisté, çà et là, sur un pathos lié à la naissance et à la mort, pour décrire une uvre s'apparentant beaucoup à une sorte de tragédie photographique. (...) Originaire d'Allemagne, musicien, dessinateur, sculpteur, cinéaste, Dieter Appelt a connu la photographie comme une expérience à la limite des différentes pratiques artistiques. Ce qui lui a permis de transgresser son langage traditionnel, tout en respectant les possibilités expressives du medium. Parce qu'il se rapproche essentiellement de la performance, du body-art, voire d'une démarche conceptuelle, son propos a pour effet d'élargir l'utilisation de la photographie comme le simple constat d'une action, pour faire du photographique une mise en scène pensée avec rigueur et sans concession à l'égard d'un formalisme esthétisant".
Françoise Ducros 1987
Patrick Neu, l'ange déchu. "La plupart des uvres de Patrick Neu sont fragiles et délicates, prêtes à disparaître au moindre souffle de vent ou à tomber en morceaux au moindre effleurement. (...) Son système artistique est composé de petites choses : "os, goudron, cire, bois, cendre, pain, fragments d'animaux, coquilles d'ufs, ailes de papillons, rostres d'insectes, plumes, matériaux bruts comme l'étain, l'acier, ou bien précieux comme le cristal, l'argent, l'or" selon la liste de Claude Rossignol. Aucune hiérarchie de "noblesse" de la matière, aucun privilège. Un monde palpitant, à la limite de l'éphémère et pourtant solidement présent, est évoqué par un artiste que nous pouvons imaginer comme un adolescent rêveur, cultivé comme un historien, curieux et courageux comme un archéologue ou un anthropologue".
Grazia Quaroni 1997
L'errance des images de Bertrand Gadenne. "Cette impression de menace, beaucoup plus présente qu'il n'y paraît de prime abord dans l'uvre de Gadenne, s'augmente encore de la présence et de l'usage des projecteurs. "Luminaire céleste" selon le mot de l'artiste, mais aussi monstre noir et crachant non pas le feu mais la pierre. Et l'on sait bien que, sur le plan de la physique pure, si quelque chose doit tomber sur la tête du regardeur, c'est le projecteur et non la pierre. Ce jeu subtil du réel et du virtuel permet encore cette double prise de conscience : d'une part la pierre est fondamentalement inoffensive sur le plan physique puisque, littéralement, produit de l'imagination ; mais, en tant que projection, l'image de la pierre arrive sur l'écran à 300 000 km/s qui est la vitesse de la lumière. Ainsi, en soumettant son iconographie à l'épreuve du mouvement, Bertrand Gadenne s'attaque aux certitudes de la perception".
Jean-Marc Huitorel
1997
Sur les traces de Gerd Bonfert. "La série Visages présente une suite de portraits fantomatiques de l'artiste. Bonfert enregistre la disparition de son image, de ses traits brouillés par des traces lumineuses imprécises imprimées sur les volumes saillants du visage. Les yeux, seuls éléments en creux retenant la lumière, semblent refuser toute incarnation. Miroirs de l'âme susceptibles d'affirmer la présence au sens religieux du terme, ils restent cependant aveugles et absents, sortes de symboles disparus de la personnalité. (...) Hantées par la dissolution du corps, par la transparence de la lumière qui, par excès, détruit l'apparence habituelle des choses (série des Silex, des Parpaings) et des êtres, les photographies de Bonfert mettent en scène des corps sans pesanteur évoluant dans les méandres d'une autre réalité.
M.V., c. 1994
Éric Poitevin et les crânes. Les séries photographiques d'Éric Poitevin sont des expériences dans lesquelles l'adéquation délicate du médium à son sujet appelle la mémoire réifiée. Ses portraits de religieuses et de cardinaux de la curie romaine, de vignerons d'Arbois, d'anciens combattants de la guerre 14-18, ses paysages de mares, de sous-bois, ses chevreuils tués et ses papillons punaisés, exposent leurs stigmates sous l'il objectif de l'appareil. Ses sujets ont toujours à voir avec la disparition et, bien souvent, ses photographies se laissent contempler dans leur forme sanctifiée comme une commémoration. Poitevin réfléchit ainsi ce que Roland Barthes observait : "contemporaine du recul des rites, la photographie correspondrait peut-être à l'intrusion, dans notre société moderne, d'une mort asymbolique, hors religion, hors rituel, sorte de plongée brusque dans la mort littérale".
M.V., c. 1995
Balthasar Burkhard, le corps-paysage. "Multipliés, divisés dans l'espace énormes bras devenus troncs humains, Les Veines de Burkhard s'élancent autonomes aux confins du paysage et de la sculpture. Agrandis à la taille de jeunes arbres, sans extrémité, sans environnement ni profondeur, ces morceaux se présentent comme des épidermes baignés de lumière, des "surfaces sensibles" qui extériorisent, avec toute la précision possible par la photographie, leurs qualités organiques et la dominance de leurs détails. Ainsi, sans plus de liens matériels avec le corps représenté, ces bras striés de veines exhibent leur verticalité et leur qualité de racines protectrices.
M.V., c. 1996
Michèle Blondel, rituels et sacrifices. Tel Platon dans l'allégorie de la caverne, visionnaire, Michèle Blondel entrebâille une porte et nous fait entrevoir une singulière et unique "descente au paradis". Elle nous plonge dans un presque vide pour mieux donner naissance au mythe. Se passant de tout ce qui peut profaner ou désacraliser, elle efface toute impureté, tout ce qui vient du dehors. Il est difficile de regarder ce qui est diaphane, encore plus de le raconter... l'uvre est incandescente et se consume de l'intérieur, alimentée par on ne sait quel brasier pour ne plus laisser avec ses cendres que sa propre mémoire.
Gabriel Diss, 1985
Les métaphores de Marie-Ange Guilleminot. "Mes poupées sont des objets tactiles informes, à palper, arranger, pétrir jusqu'à leur trouver un volume propre. Offrandes, ces formes provisoirement accomplies et sans cesse avortées sont livrées aux mains de leur utilisateur. Les toucher, c'est leur donner une existence ; mais à force de caresses, on les fragilise, les amenant progressivement à leur disparition. le talc, protection douce et dérisoire qui s'échappe à chaque geste s'avère témoin de cette apparition-disparition.
Marie-Ange Guilleminot
vers 1995
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Abîmes
Vertige
Effroi
Transgresser
Ange
déchu
Projecteur
Dissolution
Corps
paysage
Visionnaire
Apparition
disparition
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