Editorial
Du religieux dans l'art contemporain
Francis Alÿs
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Francis Alÿs
Francis Alÿs
 

Francis Alÿs

Francis Alÿs, Turista, Mexico City, 1994, Photographic documentation of an action
Courtesy of Francis Alÿs and David Zwirner, New York, Image: Enrique Huerta © Francis Alÿs

 
 
 
"Je pense qu'il est difficile aujourd'hui de proposer une attitude qui ne se conforme pas au climat de scepticisme, de rigueur ou de critique systématique, une attitude qui soit plus optimiste voire même naïvement utopiste. Des mots tels "changements", "foi" ou "pont" semblent d'une certaine manière déplacés quand ils ne sortent pas de la bouche d'un politicien ou d'un prêcheur évangéliste."
Francis Alÿs (1)
Des crucifix déformés de Wim Delvoye aux médaillons à l'effigie du Christ sur les vêtements de Gilbert & George (2), l'actualité artistique à Bruxelles semble s'accorder sur un point : l'iconographie religieuse est loin d'avoir disparue de l'art contemporain. Certes, l'époque n'est plus aux temps où l'artiste assujetti se devait d'illustrer un dogme témoignant de sa ferveur. En 2002, Gilbert & George évoquaient d'ailleurs ainsi les transformations touchant, selon leurs termes, aussi bien la morale que la religion : "La morale d'aujourd'hui n'est pas celle de demain. La sexualité, les attitudes religieuses sont en révolution permanente" (3).
La dernière exposition de Francis Alÿs, actuellement présentée au Wiels (4), montre que si chez certains artistes la référence au religieux résulte d'emprunts à l'iconographie chrétienne, chez d'autres elle peut se loger dans les procédures qu'ils mettent en place (5). Si l'on en juge à la réception critique du travail de Francis Alÿs, des plus élogieuses, on peut se poser la question de savoir ce que contient cette pratique artistique amenant une remarquable unanimité. En d'autres termes, quel type d'expérience esthétique suscite sa pratique, et sur quelles figures de l'artiste repose-t-elle ?

Il soutient les exclus, les pauvres, les sans-abris et les exilés. Son projet semble s'ériger contre les puissants et les riches, contre toute forme de pouvoir. Ses actions correspondent à une certaine conception du bien et du mal. Selon Mark Geoffrey, conservateur du Moma, "Ses projets traitent de sujets tels le travail au noir et la problématique des sans-abri à Mexico, les promesses et les échecs des programmes de modernisation en Amérique latine, les contestations territoriales en Israël et en Palestine, enfin les voies de l'immigration entre l'Afrique et l'Europe". Ce programme ambitieux témoigne d'une volonté bienveillante de s'intéresser à l'autre. En ce sens, peut-on poser l'hypothèse que l'artiste incarnerait une figure de type religieux, qu'il faudrait tenter de déterminer ? Sans doute s'agirait-il d'ailleurs d'une figure silencieuse que définissent les gestes et les actions de l'artiste, non sa parole car dans l'ensemble de son œuvre, il se tait. En témoigne, au seuil de l'exposition, le tapis de caoutchouc (Silencio 2003) sur lequel figure une bouche barrée de l'index : "chut" se dit-on en entrant, comme on le fait à l'église. Des gestes donc, pas de bavardages. Au spectateur de découvrir des actions qui sont mises en œuvre la plupart du temps par le corps de l'artiste, un corps qui endure le travail aux côtés de ceux des plus démunis. Un corps singulier, grand, mince, qui accompagne en silence le quotidien des populations urbaines du centre de Mexico.

Il s'agirait d'actes poétiques et politiques soulignent majoritairement les commentateurs de l'œuvre au nombre desquels il faut compter l'artiste en personne. Mais nous pouvons avancer qu'il est aussi question d'actes qui empruntent leur force à la symbolique christique. Prenons pour exemple le film Paradox of Praxis (1997) montrant l'artiste poussant un bloc de glace dans les rues de Mexico. Ce film est exposé aux côtés d'un double diaporama, Ambulentes (1992), où des personnes effectuent une action similaire : celle de pousser dans la rue toutes sortes de chariots bricolés à la hâte, véhicules de fortune. Dans la description qu'il effectue de ce dernier film, Francis Alÿs évoque le quotidien de ces vendeurs ambulants, de ces livreurs de cartons usagés, comme "un refus des populations urbaines de se conformer aux critères d'ordre technologiques." Mais ne s'agit-il pas davantage de misère et de survie que de contestation ? L'artiste a choisi de ne monter d'un extrait de cette performance qui a duré plus de neuf heures. Pousser neuf heures un bloc de glace revient ainsi à accompagner par la sueur et l'effort l'errance de cette population urbaine. Ici le corps de l'art est la manifestation de la condition défavorisée de ces populations. Nous pourrions également traiter d'autres œuvres d'Alÿs qui documentent la misère telles Sleepers (à partir de 1999), une série de photographies où l'artiste saisit des gens et des chiens dormant dehors, sur des trottoirs ou des bancs. Ou Beggars (à partir de 2001), projection de diapositives qui montre, photographiés d'en haut, des mendiants assis à même le sol. Ici, le corps de l'artiste n'est pas présent sur le lieu de l'œuvre mais son regard l'est, incitant le spectateur à s'interroger sur sa position dominatrice. Une fois encore, l'artiste construit une œuvre aux côtés des plus démunis.
La question que l'on pourrait se poser est dès lors de savoir s'il est pertinent de renvoyer un acte artistique de type humaniste à une forme de compassion directement issue de la culture chrétienne. Ainsi toute pratique mettant en œuvre des problématiques de ce type (de Jochen Gerz à Boltanski, en passant par Hirschhorn) évoquerait le religieux, ce qui n'est d'ailleurs pas à exclure. Mais il est chez Alÿs des moments, des actions, semble-t-il, qui se présentent comme de véritables emprunts au registre chrétien. Tournons par exemple vers le film Patriotic Tales: Multiplication of Sheep, (1997) où l'on voit l'artiste sur la grande place de Mexico tourner autour du mât du Zocalo. Filmée en noir et blanc, l'image, magistrale, en grand angle, montre tout d'abord l'artiste seul, incarnant progressivement la figure du berger qui conduit un, deux, trois, puis de nombreux moutons. Ensemble ils vont progressivement former un cercle parfait, tournant autour du mât tel les aiguilles d'une montre. Le son grave d'une cloche vient rythmer la procession. Cette action renvoie à un moment de l'histoire sociale du pays quand en 1968 on somma les fonctionnaires de défiler sur la place pour démontrer leur soutien au gouvernement. En guise de réplique, geste fort s'il en est, les fonctionnaires commencèrent à bêler comme des moutons. C'est cette image du berger et des moutons que Francis Alÿs reprend ici, soit une figure religieuse bien connue : celle du Christ en berger, du bon pasteur attentif à ses brebis - une figure très répandue dans l'iconographie chrétienne des trois premiers siècles. Il y a ici une rencontre entre le politique et le religieux qui ne peut que nous arrêter.
Quand la foi soulève les montagnes…
"Je vous le dis en vérité, si quelqu'un dit à cette montagne: Ote-toi de là et jette-toi dans la mer, et s'il ne doute point en son cœur, mais croit que ce qu'il dit arrive, il le verra s'accomplir".
Evangile selon Marc, n° 11 : 23
La référence au registre religieux, chez Francis Alÿs, peut également être tout à fait explicite, comme dans Cuando la fe mueve montanas (2002), cette ambitieuse et spectaculaire performance où l'artiste demande à plus de 500 personnes équipées de pelles de déplacer, au sens littéral du terme, une montagne de sable. Et le déplacement eut lieu, grâce à l'effort et au dévouement des participants. Le titre même de la pièce, Quand la foi soulève des montagnes, est un emprunt à l'enseignement du Christ : ne se laisser arrêter par aucun obstacle, vaincre les difficultés par la foi. Il est remarquable de noter qu'ici, Alÿs applique à la lettre une formule relevant de l'Evangile.
Nous pourrions ainsi poursuivre ce texte en évoquant plusieurs projets qui font usage des formules, procédures ou rituels relevant, d'une manière ou d'une autre, du registre religieux. Ainsi de The Modern Procession, performance directement inspirée des processions catholiques que l'artiste a découvertes à Tepoztlan, une ville au nord de Mexico. Nous pourrions aussi lire dans certains processus créatifs employés par l'artiste, comme celui de la marche, des renvois à la figure du pèlerin, mais l'idée n'est pas d'enfermer la pratique de cet artiste dans un "tout religieux", même si, comme on l'a vu, cet élément est présent dans son œuvre. Et pour tenter de répondre à la question de savoir pourquoi le travail de Alÿs touche quasi unanimement le public, peut-être faudrait-il ajouter qu'à l'aspect très humaniste de ses actions s'ajoute pour une part la figure de l'innocence qu'il incarne. Incarner une certaine figure de l'innocence ne revient-il pas à refuser, comme il l'écrit, de sombrer dans le climat de cynisme et d'ironie ambiants. Optimiste, "naïvement utopiste", Francis Alÿs aurait la foi dans le devenir d'un monde plus juste.
Ainsi, dans sa manière de relier le religieux et le politique, Francis Alÿs pourrait-il bien rejoindre quelques grands réformateurs du 19ème siècle, comme Saint-Simon qui écrit, dans Le Christianisme social. Les sentiments au-delà des intérêts (1825),: "Le but général que vous devez présenter aux hommes dans leurs travaux, c'est l'amélioration de l'existence morale et physique de la classe la plus nombreuse, et vous devez produire une combinaison d'organisation sociale propre à favoriser davantage ce genre de travaux et à assurer sa prépondérance sur tous les autres, de quelque autre importance qu'ils puissent paraître". (7)
 
Nathalie Stefanov
Bruxelles, 2010 - 2011
 
 
 
1 - “Francis Alÿs : A à Z”, in cat. Francis Alÿs, A Story of deception, Lannoo, Wiels, Bruxelles,2010, p.38
2 - Wim Delvoye, Gilbert & George, Bozar, Bruxelles, jusqu'au 23 janvier 2011
www.bozar.be
3 - Gilbert Brownstone et Monseigneur Albert Rouet, "L'Eglise et l’art d’avant-garde", Albin Michel, Paris, 2002, p.57
4 - Francis Alÿs, "A story of deception", Wiels, jusqu'au 30 janvier 2011
www.wiels.org
5 - Ces questions ne sont pas nouvelles. Il y a quelques années déjà, Catherine Grenier publiait l’ouvrage L’art contemporain est-il chrétien ? (Jacqueline Chambon 2002) qui tentait de démontrer la survivance de procédures et de thèmes religieux dans la pratique d’artistes tels Francis Alÿs, justement.
6 - Francis Alÿs et Cuauhtémoc Medina, "Notices", in A Story of deception, Lannoo, Wiels, Bruxelles,2010, p.56
7 - Saint-Simon, "Le christianisme social. Les sentiments au-delà des intérêts", in Ecrits politiques, Pocket/Agora, 2005, p. 497.Je tiens à remercier Véronique Goudinoux pour cette référence

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