Sidérant
Générosité Hyperespace irréel Espaces enchanteurs Donner à voir le jamais vu Etats extrêmes Imaginal qui sous-tend l'imaginaire
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Cette exposition fait entrer le visiteur dans un monde étrange qui semble hors du monde. Elle est complètement dérangeante et pourtant elle offre un festin visuel qui ne s'oublie pas de si tôt. Elle émane d'un univers de formes peu fréquenté par les créateurs contemporains et pourtant elle ne vous propulse pas sur une autre planète. Elle présente le visible à l'état pur, sans le support du visuel. Qu'est-ce à dire ?
Nous avons nos classiques : Le monde sans objet de Malévitch et Point, ligne, surface de Kandinsky, livres qui ont modelé notre manière de regarder l'art. La distinction entre figuratif et non figuratif ou la construction du monde visible à partir de quelques éléments de base sont entrées dans les mœurs. Au point d'être devenues des évidences. Mais l'exposition présentée à l'Espace EDF Electra montre que rien n'est évident. D'autres approches du visible sont possibles et c'est très dérangeant. Fort heureusement l'exposition ne présente pas un catalogue de nouvelles tendances, venues de constructions virtuelles, de l'imaginaire numérique ou de géométries déchaînées (comme les fractales). Elle ne donne pas plus un échantillonnage de ce que l'ordinateur peut, quand il est manipulé par de véritables créateurs (et non des fumistes de la collusion sciences/arts). Elle présente le travail d'un artiste et d'un duo d'artistes qui explorent depuis des décennies ces champs nouveaux. Serge Salat et Françoise Labbé ont construit un espace optique absolument sidérant, Les labyrinthes de l'éternité, et Bernard Caillaud, expose un ensemble très complet de tableaux qui donne à suivre sa démarche de pionnier.
Ce qui frappe d'emblée, c'est la richesse et la diversité des œuvres. Elle dément ceux qui craignent que l'intrusion des mathématiques et de l'informatique engendre la monotonie. Ces deux nouvelles muses mettent entre les mains des artistes des outils aussi riches en possibilités que les pinceaux et les tubes de couleurs. Il y a aussi dans cette exposition une grande générosité ; on est à des années-lumière des recettes d'atelier ou du bidouillage de logiciels.
La visite peut commencer par une promenade dans les Labyrinthes de l'éternité de Serge Salat et Françoise Labbé. Les espaces géométriques réels, ceux dans lesquels on avance pas à pas, sont simples, mais ils sont démultipliés à l'infini par des jeux de miroirs qui donnent le vertige. Le sol se creuse sous les pieds, les plafonds s'étirent sans fin, les parois reculent, avancent, se dédoublent et se répètent, si bien que les espaces optiques dans lesquels on avance décuplent le visiteur et le transportent dans une sorte d'hyperespace irréel et pourtant bien tangible, puisqu'il avance bras tendus comme les aveugles. Le trop-plein de vision engendre une sorte de méfiance de mal-voyant ! Très dérangeant, en effet. L'agencement des miroirs tisse un dense tapis de formes simples aux couleurs changeantes, du bleu au violet foncé. En effet, la couleur des pigments cristallins utilisés varie avec l'incidence de la lumière et du regard, c'est à dire avec le déplacement du regardeur. C'est donc le spectateur qui, en se déplaçant, modifie le lieu regardé, comme dans certaines cathédrales baroques, où le pélerin voit les bras et les yeux des personnages du plafond le suivre au cours de sa marche. A la différence qu'il ne s'agit pas ici d'une application de la perspective, mais de principes beaucoup plus généraux de l'optique et de l'interaction lumière/matière. Ce monde labyrinthique s'ouvre devant le pélerin d'aujourd'hui et le transporte dans des espaces enchanteurs. - C'est magique ! c'est merveilleux, c'est plus beau que le palais des glaces du musée Grévin ! entend-on au cours de la visite. Et c'est d'autant plus vrai que ces labyrinthes vous plongent dans un univers dérangeant certes, mais qui n'a rien d'inquiétant. Il est le fruit d'une construction rigoureuse, unissant calculs et vision artistique.
L'œuvre de Bernard Caillaud est bidimensionnelle, mais la troisième (voire la quatrième) dimension est toujours présente. Donner à voir le jamais vu, pourrait être sa devise. Il utilise la visualisation par l'ordinateur de processus mathématiques pour créer des images qui ne se raccrochent à rien de connu dans le monde qui nous entoure. Si la peinture abstraite s'est développée par schématisation à partir de l'univers visible, cette création-là ne s'appuie sur aucun objet extérieur, elle découle uniquement d'opérations mathématiques et informatiques. L'artiste ne cherche pas non plus, me semble-t-il, à s'appuyer sur des œuvres déjà répertoriées pour jouer dans la cour des artistes, il utilise son savoir-faire pour explorer de façon autonome les possibilités visuelles de sa technologie. Son travail est scientifique en ce sens qu'il procède par tâtonnements et réajustement pour s'améliorer, dans un va-et-vient incessant entre le programme et l'écran (la théorie et l'expérience). Il est artistique en ce sens qu'il déploie des images d'une grande richesse et d'une parfaite cohérence interne (le style), et dont l'origine reste mystérieuse. Ces tableaux qui brassent avec force couleurs et formes existent et s'imposent au regard. Comment est-ce possible ? se demande le profane. Il s'agit d'imaginaire numérique, c'est-à-dire d'une nouvelle façon d'engendrer des images sans passer par le visible et le sensible, mais par un processus autonome de visualisation d'êtres mathématiques. Parfois ces tableaux et ces images écran évoquent tout de même des choses connues, bien qu'invisibles à l'œil nu, révélées par la technique : ultrastructures microcopiques dans les cristaux ou les tissus vivants, granulation de l'univers détectée au téléscope spatial, tourbillons d'air visualisés dans les souffleries, jeux de courants dans les eaux agitées ... Tout se passe comme si par une troublante convergence le mental des mathématiques tendait vers des états extrêmes enfouis dans l'univers. Ou comme s'il y avait dans la matière un imaginal qui sous-tend l'imaginaire dans la tête des hommes...
Michel Ellenberger,
novembre 2001.
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