Ames Sensibles… Ses performances mettent en jeu le sang, le voyeurisme, le corps comme un espace de désir, de plaisir, de souffrance et de mort, non sans humour… Le musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg (MAMCS) rend hommage à Michel Journiac, et consacre à l’un des précurseurs de l’Art corporel (ou Body Art), décédé en 1995, sa première rétrospective.
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Le corps et l'action
L'action artistique d'un corps tout entier âme et chair, raison et sensibilité, comme une tentative de remise en cause de la société par l'art, voilà qui pourrait être une autre définition du Body Art. L'œuvre de Michel Journiac donne un nouvel élan à l'art français et, par-delà, à l'art européen. Le corps n'est désormais plus seulement un sujet, il est un moyen. Le corps est "actant", actif, critique et ironique, et François Pluchard, critique d'art, le décrit comme "un matériau". Il permet de montrer ce qui est caché, dévoile selon Journiac plus que ne peuvent le faire les peintures. Le corps est pour lui comme "une viande consciente socialisée", fait de chair et de sang comme il l'a "prouvé plusieurs fois" (voir ci-dessous) mais conscient du malaise profond que provoque en lui la société, et inversement. La société l'enferme, les conditions économiques le déterminent, la liberté humaine est mutilée. Le corps est un moyen révélé par l'artiste de retrouver cette vérité de l'homme : l'action. Le travail de Journiac permet au corps de passer d'un état passif, rendu obligatoire par la société de consommation, à l'état actif. Ce corps actant de l'artiste, qui dérange quelquefois, oblige le spectateur à ouvrir les yeux et fait éclater les carcans dans lesquels la société nous enferme. Journiac essaie par exemple de résoudre le problème de son homosexualité, problème que la société lui impose, par un art qui, comme l'attirance sexuelle, met en jeu le désir du corps de l'autre, qui passe par les mains et les yeux. Au cœur de son propos d'artiste, la chair est le vecteur d'une quête philosophique et sociologique.
Les performances
À partir de 1969, Journiac abandonne définitivement la peinture et consacre entièrement sa vie à son art. 1969, l'année de l'action et des actions Lessive, Piège pour un voyeur, Messe pour un corps. Dans ces performances, le spectateur est au centre de l'échange. Dans Piège pour un voyeur, l'artiste propose au "regardant" de devenir "participant", en le plaçant nu au milieu d'une cage et des regards voyeurs de ses condisciples. Dans Messe pour un corps, Michel Journiac travesti en prêtre célèbre, dans la galerie Daniel Templon à Paris, dit une messe en latin. À la fin de la messe, le prêtre Journiac propose pour l'eucharistie une hostie particulière, faite de boudin cuisiné avec son propre sang (une recette de ce boudin humain est disponible au MAMCS !). Par cette cérémonie religieuse, l'artiste, loin de se faire le chantre de l'anticléricalisme (rappelons qu'il était séminariste) représente, selon ses propres termes, "l'archétype de la création" : l'Homme se nourrissant de lui-même et des hommes se nourrissant de l'artiste. Cette nourriture corporelle est plus appétissante et plus "énergétique" qu'une nourriture "spirituelle".
Artiste actant et immobile
La photographie permet à Journiac de garder des traces de ses performances, mais devient une nécessité pour l'artiste. La chair vue et visible peut être celle de l'artiste "actant" ou de l'artiste immobile, et la photographie permet le passage de l'action à l'immobilité. La photographie, quête de la "présence autrement" de l'artiste, permet de "répandre" le propos de l'œuvre et de stigmatiser des actes. Les séries Hommage à Freud et 24h de la vie d'une femme ordinaire sont des actions à part entière, où la présence de l'artiste se "ressent". Elles mettent en scène Michel Journiac "travesti" tour à tour en femme, en son père et en sa mère, critique d'une société qui use et abuse, notamment, des théories freudiennes…
Exposer Journiac
Exposer Journiac, c'est amener cette présence à l'intérieur du musée, mais comment le faire sans le protagoniste central, c'est-à-dire lui-même ? (Le problème ne se pose pas pour les séries de photographies, comme Hommage à Freud, l'Inceste ou Piège pour un travesti, présentées ici). Tout d'abord, le MAMCS a choisi de ne présenter aucune performance autrement que par la vidéo, pour éviter toute falsification de l'œuvre. Sans Journiac, comment proposer un autre corps ? L'exposition organise dans différentes salles différentes facettes de l'artiste. Des salles sont consacrées à ses actions, comme Messe pour un corps : une lumière sombre, un autel, une atmosphère de recueillement, un écran où passe la vidéo de l'action. La voix de Journiac est omniprésente, le spectateur vit la Messe. Des installations ont été mises en place : la Lessive et le Distributeur d'œuvres d'art ont été reconstituées en s'imprégnant de l'univers de l'artiste (le distributeur d'origine, instrument d'une action unique, n'existe évidemment plus…). Un fil tendu, des pinces à linge, des vêtements blancs et des paniers de linge sale : des objets de la vie quotidienne, et on imagine un artiste capable de "laver son linge sale en public". Par-delà une volonté critique, l'artiste s'amuse et nous amuse. Journiac se joue des codes, des préjugés, du rapport du spectateur à l'artiste. Dans Contrat pour un corps, ce lien se renforce à tel point que Journiac nous fait promettre de lui donner notre corps (comme on le cèderait à la science) et de mourir ! Pour qu'il puisse faire de notre squelette une œuvre d'art promise à la postérité. Alors allons mourir pour Michel Journiac !
Un petit écriteau nous ayant déjà prévenu que l'on allait vivre une expérience inédite : "certaines œuvres risquent de choquer les visiteurs". Âmes sensibles, s'abstenir !
Charlotte Muckensturm Strasbourg, mars 2004 en partenariat avec
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