Comment avez-vous découvert Gina Pane ?
J'ai découvert Gina Pane chez Christiane Germain, lors du vernissage de l'exposition L'oreille de Van Gogh, en 1976. Elle s'intéressait à l'art contemporain qu'elle collectionnait et exposait. En 1975, Rodolphe Stadler a présenté dans sa galerie de la rue de Seine l'exposition sur l'art corporel, organisée par François Pluchart. Les artistes exposés étaient Vito Acconci, Chris Burden, Dennis Oppenheim, Gina Pane, Michel Journiac, Urs Lüthi, Katharina Sieverding, Günter Brus, Otto Muehl, Hermann Nitsch, Rudolf Schwarzkogler, etc. Ayant moi-même ouvert ma galerie en 1975, à Bruxelles et désirant promouvoir l'art contemporain, j'ai présenté à mon tour, en 1977, l'art corporel en collaboration avec François Pluchart. C'est, selon moi, un mouvement qui a marqué le domaine artistique en influençant un grand nombre d'artistes contemporains. La plupart des artistes de cette époque étaient présents dans l'exposition : Michel Journiac, Urs Lüthi, Luigi Ontani, Jürgen Klauke, des artistes américains et allemands ainsi que Gina Pane. Depuis cette période, nous ne nous sommes plus quittées, elle et moi, jusqu'à ce qu'elle disparaisse. Si j'ai exposé différents artistes de l'art corporel, Gina Pane est la seule qui ait fait une Action (Laure, le 28 avril 1977) dans ma galerie, parce qu'elle était pour moi une artiste très importante qui se distinguait par sa poésie et son exigence.
Qu'est-ce qui vous a touché, interpellé dans la démarche de Gina Pane ?
Beaucoup de choses. J'ai vite compris que c'était une artiste qui touchait à des problématiques essentielles. Sa façon d'utiliser son corps comme langage, comme expression était étonnante. Sa grande sensibilité aussi, son intelligence, sa justesse, son authenticité et sa spiritualité m'ont profondément marqué. Elle avait une conscience de la préciosité de la vie. Avec Gina, on parlait de la vie et de l'amour.
Quels rapports aviez-vous avec Gina Pane ? Y avait-il une grande complicité entre vous ?
Oui, nous étions proches. Nos rapports étaient basés sur la confiance, tant sur le plan du travail que sur le plan amical. Elle a beaucoup compté pour moi. Nous avions l'une pour l'autre, un grand respect et une profonde amitié. J'étais souvent dans ses confidences personnelles, artistiques et dans ses doutes. En 1979, elle a arrêté ses Actions parce qu'elle avait tout dit et ne voulait pas se répéter. Ce moment a été difficile car elle se posait beaucoup de questions quant au choix des matériaux et à sa manière d'exprimer sa créativité. Mais très vite, elle a trouvé un nouveau mode d'expression qu'elle a appelé ses Partitions. Cette transition a été passionnante à partager, à suivre, à vivre, mais parfois, douloureuse car elle a dû se battre pour s'imposer et se faire respecter. Le fait d'être une femme ne l'a pas aidée car elles étaient peu nombreuses à réaliser des performances. Nous avons lutté pour essayer de la faire reconnaître. Aujourd'hui, cela paraît peut-être évident, mais ça ne l'était pas de son vivant.
Vous souvenez-vous de bons moments passés avec elle, d'une ou deux anecdotes qui vous ont marqué ?
Tous les moments passés avec Gina étaient exceptionnels. Lors de son exposition en Allemagne (Petit Voyage. Oh ! Oh ! En couleurs – Partitions Actions, le 26 mars 1982, dans le cadre du festival Performance Zwei, au Künstlerhaus Bethanien – D.A.A.D., du 19 au 30 mars 1982), nous avons visité Berlin Est avant la chute du mur. Son regard sur cette ville était pertinent. Et quand je venais à Paris, nous nous arrangions pour nous voir. C'était impératif, nécessaire, indispensable. L'action Laure n'a fait que renforcer nos liens. Comme toujours, Gina a fait cette action avec toute son intelligence et sa finesse, en rapport avec le livre de Colette Peignot, la compagne de Georges Bataille, Laure. Celle-ci luttait pour la liberté, le respect et les droits de la femme. La connivence entre la démarche de Gina et l'écriture de Laure est manifeste. Sans être féministe, Gina souhaitait donner à la femme une ouverture et une possibilité d'accéder à sa propre créativité. Cette action me tient particulièrement à cœur pour des raisons personnelles. Elle est pour moi un hommage prémonitoire à ma fille Laure, qui avait le même prénom. Particulièrement moderne pour l'époque, Collette Peignot a été incomprise et en a beaucoup souffert. J'établie un lien avec ma fille qui a traversé la vie comme une étoile traverse le ciel. En plus, ma sœur est intervenue dans cette action. C'est la jeune fille aux cheveux blonds, habillée en blanc qui tient le plateau de fraises.
Est-ce qu'avant de réaliser cette Action, Gina Pane vous en a parlé ?
Non, elle ne dévoilait pas son travail. Elle laissait à chacun la liberté d'interpréter et d'entrer dans son œuvre. La sachant perfectionniste, je lui faisais totalement confiance. Je la considérais comme un être érudit, et je n'avais aucune inquiétude quant à la profondeur et à la qualité de sa démarche. Elle travaillait énormément, lisait Artaud et Saint François d'Assise par exemple, qu'elle aimait beaucoup. En perpétuel questionnement, en constante recherche, elle avait toujours des petits carnets sur elle. Cette exigence ne l'empêchait pas d'être gaie et passionnée.
Ses Actions vous semblaient-elle lentes et longues ?
Même si ses performances pouvaient durer plus d'une heure, elles ne m'ont jamais paru longues. Et je n'en ai jamais ressenti d'ennui malgré leur lenteur. La richesse des images et les relations qu'elle établissait avec ses objets minutieusement choisis constituaient un puzzle qui me questionnait, m'interpellait véritablement. Dans l'Action Laure, je me souviens qu'assise sur un tabouret, elle se mouvait tel un pantin, et tapotait sa bouche en émettant des onomatopées ("aaah"). Elle illustrait ainsi l'incommunicabilité en tenant à la main un petit personnage articulé en bois. Cette scène était belle et forte.
Vous évoquez beaucoup la force de Gina Pane. Vous souvenez-vous de l'état dans lequel elle était avant et après son entrée en scène ?
À chaque fois, Gina logeait à la maison. Avant l'Action Laure, elle s'est habillée comme d'habitude avec sa chemise et son pantalon blancs. Elle avait besoin de se retirer pour se concentrer jusqu'au moment où elle entrait en scène, en état de quasi méditation. Après l'action, bien que fatiguée, elle répondait aux questions posées par le public, en restant attentive et disponible. Ensuite seulement, reconnaissant son épuisement, elle allait se reposer.
A l'issue de l'Action, Gina Pane se blessait la main avec une lame de rasoir. Est-ce que cela vous a heurtée ?
Cela ne m'a jamais heurtée. Cette femme dégageait une telle vérité et était tellement saine qu'il n'y avait rien d'ambigu. Sa démarche était si honnête que le fait de se blesser ne me dérangeait pas. La puissance de la signification des symboles qu'elle utilisait était troublante car son message résonnait en chacun de nous, en référence à un événement humain, social, culturel ou mondial. Elle était comme un "médium". A cette époque, la "blessure" de Gina était assez mal vécue. Pourtant, elle était toujours très délicate et avait un sens profond qui ne relevait pas d'un simple désir de se mutiler. Otto Muehl ou Hermann Nitsch par exemple, étaient selon moi, davantage dans l'excès.
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Avez-vous le constat de l'Action Laure ?
Il me reste de l'Action Laure, le cahier que Gina m'a donné et qu'elle utilisait dans l'Action, ainsi que la lame de rasoir, la balle et l'avion. Sur deux pages du carnet, elle avait relevé des citations extraites des écrits de Laure qui ont été tâchées de son sang mais restent lisibles. Je possède aussi une des petites épingles amusantes que Gina portait toujours sur ses vêtements ainsi que la vidéo de l'Action qui n'a jamais été montrée.
Y avait-il une grande attention de la part du public ?
Ah oui ! Gina l'imposait par sa force et par sa présence. L'atmosphère de la galerie était électrique et l'intensité était redoublée par le silence, puisque comme dans la majorité de ses Actions, Gina ne parlait pas. Contrairement à d'autres performers de cette époque, elle dégageait une réelle puissance au cours de son Action semblable à un tableau qu'elle déroulait devant nous. Mystérieux, il nous interpellait par ses images, ses gestes et ses symboles qui faisaient sens. Rien n'était laissé au hasard. Gina avait comme d'habitude beaucoup préparé son action. Or, je me souviens qu'à un moment, un homme s'est levé en disant : "Mais qu'est-ce que cela signifie ? Quoi qu'il en soit, moi, je vais manger des fraises". Il a en effet mangé deux ou trois fraises qui se trouvaient dans l'assiette tenue par ma sœur. Cette petite anecdote apparaît dans la vidéo. Comme la tension était très soutenue, c'était pour lui qui était mal à l'aise, une façon de la faire redescendre. Si cet acte provocateur ou libérateur a fait rire certains spectateurs, Gina quant à elle, n'a pas été troublée et a continué son action en restant très concentrée. En fait, la provocation est tombée à l'eau. L'indifférence était la meilleure réaction qu'elle pouvait avoir.
Le public était-il homogène ?
Isy, mon mari et moi, partagions la galerie. Il occupait le rez-de-chaussée où il exposait des œuvres surréalistes de René Magritte, Paul Delvaux, et autres. J'occupais l'étage supérieur où je présentais des œuvres beaucoup plus avant-gardistes. Comme mon espace ne se prêtait pas bien à l'action de Gina, mon mari lui a proposé de la réaliser dans sa galerie. L'action n'a pas été tellement choquante pour le public qui venait par le bouche à oreille, mais nettement plus, pour les clients habituels qui n'étaient pas informés de ce qui allait se passait. En fait, la majorité du public connaissait déjà l'art corporel et avait entendu parler de Gina. Il était donc préparé et conscient de la qualité de son travail, même si la blessure restait impressionnante. Différentes personnalités très pointues de l'art contemporain et quelques collectionneurs étaient présents : Flor Bex alors directeur de l'ICC, les critiques d'art François Pluchart et Jean Dypréau, le collectionneur d'art contemporain Herman Daled, l'artiste Stefan De Jeager et Charles Hirsch un scientifique proche de Panamarenko. Je me demande si Michel Journiac n'avait pas fait le voyage. Jean-Pierre Van Tieghem journaliste à le R.T.B. qui avait beaucoup aimé l'Action Laure a voulu la rencontrer pour s'entretenir avec elle.
Parmi les actions de Gina Pane que vous avez vues, y en a t-il une que vous préférez ?
Parmi toutes ses actions, Laure est, comme je vous l'ai dit, celle qui m'interpelle le plus parce qu'elle fait résonance en moi par rapport à mon histoire personnelle et correspond au début d'une collaboration qui a duré jusqu'à la disparition de Gina. Elle est un lien entre elle et moi. Little Journey était aussi très belle, dans les contrastes chromatiques, dans la confrontation de l'Occident et de l'Orient. Cependant, j'adhère à la globalité de son œuvre qui a une véritable unité même si chaque action a son intérêt, sa singularité.
Vous avez insisté sur la spiritualité de Gina Pane. En effet, à la fin de sa carrière, ses œuvres sont explicitement spirituelles, même si cette démarche est déjà présente dès le début. Avez-vous perçu une progression de sa spiritualité au fur et à mesure de votre relation et de sa propre évolution ?
Dans Situation idéale, Gina est comme un "Christ", dans la verticalité et l'ouverture. Cependant, elle n'exprimait pas sa spiritualité par la parole, elle la démontrait dans sa manière d'exister, comme un être éveillé qui affirme sa lucidité et son regard aimant à l'égard des autres. Ses œuvres sur les martyrs ne sont jamais tombées dans la "bondieuserie". Sa rigueur et sa grande fermeté ne laissaient pas d'ambiguïté. La blessure comme ses dernières œuvres étaient des signes, des symboles, dans la pureté de leur signification première. Son discours artistique n'a jamais débordé ; il était d'une justesse intellectuelle et historique incroyable.
Pensez-vous souvent à Gina Pane ?
Oui, la qualité de son être me manque. Lorsqu'elle était malade, je venais la voir dans son atelier près de Beaubourg. Courageuse bien qu'alitée, elle restait joyeuse, pétillante et intelligente. Gina m'a alors raconté une très belle histoire. Pendant les vacances, elle et son amie Anne étaient dans le Midi de la France, où se produisait Julio Iglesias qu'Anne adorait. Pour lui faire plaisir, Gina lui a dit : "Tu veux voir Iglesias ? Eh bien, tu vas le voir". Avec le culot et l'aplomb qu'avait Gina, elle s'est fait passée pour une journaliste afin d'accéder à la conférence de presse. A un moment, elle s'est levée et lui a dit de sa voix forte, les pieds bien plantés dans le sol, les mains sur les hanches : "M. Iglesias, quelle est votre attitude par rapport à l'art ?" Sa question tranchait totalement avec celles que posaient les journalistes du cru. Voilà, c'est le cadeau d'anniversaire que Gina a fait à son amie qui était aux anges. Ça, c'était Gina ! Et un jour alors que je l'accompagnais à l'hôpital à la fin de sa vie, elle me dit cette phrase magnifique : "Tu vois, Christine, maintenant je suis embarquée dans un avion mais j'aurais bien aimé être dans celui d'à côté". Au-delà de la simple relation artiste/galeriste, nous avons eu des échanges très intenses. Nous n'avons malheureusement pas vendu beaucoup d'œuvres de Gina mais nous avons fait un autre travail qui lui a permis d'être connue. Dans ma vie de femme, de marchand, à tous points de vue, ce fut une rencontre vraiment importante, enrichissante, fondamentale.
Propos recueillis par Julia Hountou publié dans FLUX NEWS n° 38, juillet-septembre 2005
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