Jeune création
2004
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Une étrange créature nous fait face : une substance à l'apparence gélatineuse, à mi-chemin entre l'objet et l'être vivant ; elle nous fait penser à une sorte de fœtus né avant d'avoir atteint sa forme définitive. Perchée sur une table haute qui rappelle à la fois la table de laboratoire et le piédestal, cette créature gît sur un miroir. Attend-elle d'être sectionnée, analysée et achevée pour finir sous formol dans un inquiétant cabinet de curiosités ou, au contraire, a-t-elle pris conscience d'elle-même ? Nouveau Narcisse, se nourrit-elle de son effigie dans un présent sans fin ?
Elle "flotte" sur cette surface lisse, sorte d'Ophélie en proie à son délire, mais son reflet n'est pas la seule image que le miroir lui renvoie.
"Miroir, oh mon beau miroir…" croit-on entendre proférer lorsqu'on s'en approche et des profondeurs de ce dernier une autre vision émerge.
Projection idéalisée d'elle même, une autre créature répond à son appel : dix fois plus grande, elle est imposante, monumentale, sa peau est moins rugueuse, presque "liftée", une transparence cristalline a pris la place de sa consistance visqueuse.
Face à un discours presque immémorial sur la "Vanité" on est tenté de suivre Alice dans sa quête "au-delà du miroir"… L'héroïne de Lewis Carroll, ayant quitté l'environnement domestique qui lui est familier, se trouve confrontée à un univers étrange, parfois hostile, dont elle ne comprend pas toujours les règles.
Pour essayer de se conformer à ce nouveau contexte Alice utilise une astuce : changer de dimensions, mais ce "sortilège" n'est pas sans conséquences…
Chaque fois que son apparence extérieure est modifiée (jamais avec les résultats souhaités) son essence intérieure l'est aussi menant la petite fille à de véritables crises d'identité.
François Guibert nous interpelle sur la fragilité de cette notion d'identité en équilibre instable entre une volonté (ou plutôt une nécessité) de paraître et une conscience qui s'adapte mal à l'emballage qui lui est destiné.
Mais le propos de l'artiste ne se limite pas à une évocation de notre société de consommation qui trouve ses modèles dans les "héros" des émissions de "télé-réalité", sa recherche a des racines bien plus profondes.
Historiquement, à une stature "monumentale" (du latin monere : prévenir, annoncer, rappeler la mémoire) est associée une dimension publique, une volonté de propagande du pouvoir politique instauré.
François Guibert détourne ce système pour nous confronter à ce qu'il a de plus intime : un malaise existentiel propre à la condition humaine.
Dans une autre version de cette œuvre, l'artiste associe à l'image numérique, cette fois en dimensions réelles, une sorte de peau en latex, une exuvie, une enveloppe épidermique vidée de son contenu, de son âme.
Encore une fois il joue avec l'apparence et ses métaphores.
La précarité de la condition humaine, la fragilité de l'homme, de son identité, de sa mémoire sont des questions récurrentes dans le travail de François Guibert. Rarement associées directement à la figure humaine, ses inquiétudes prennent souvent la forme d'instruments, parfois monumentaux, dont on a perdu tout repère pour s'en servir, ou d'imposantes machines qui ne construisent rien. Dans ses derniers travaux, la menace des armes chimiques et l'épineuse question des manipulations génétiques sont, sans doute, des références non négligeables, mais l'artiste s'en sert aussi comme prétexte pour revenir sur l'éternelle tragédie de l'homme qui n'arrive pas à se définir, à se reconnaître.
Dans une interview avec Katrin Gattinger, à propos de l'installation "Petites expériences de laboratoire", il déclare : "Si chaque objet fait face à son double idéalisé, il est aussi prisonnier de l'image que celui-ci lui renvoie. C'est dans cette dualité que s'instaure le silence : un dialogue impossible avec un double inaccessible".
Martina Russo Paris, février 2004
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