La peinture sensible et inspirée de Marie Raymond peut éclairer ce que l'on appelle le "phénomène Klein"
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Une soixantaine d'œuvres réalisées par Marie Raymond, Yves Klein ou Fred Klein (son père) retraçant le parcours artistique de la famille des années 30 aux années 80 sont présentées au Musée des Beaux-Arts d'Angers.
Marie Raymond naît en 1908 à la Colle-sur-Loup. Elle rencontre, en 1925, un jeune peintre né en 1898, à Java, d'un père planteur néerlandais (décédé aussi avant sa naissance), Fred Klein. Elle l'épouse en 1926 à Nice. Il l'emmène des Beaux-Arts de Nice à Paris, dans le quartier Montparnasse où fourmillent les peintres figuratifs et néo-classiques de l'époque, et, notamment les artistes majeurs des tendances non-figuratives. C'est le début des années de bohème. En 1928, il ont un fils, Yves. Ils partagent leur vie entre Paris et la Côte d'Azur.
Après des études de commerce, Fred Klein décide de devenir artiste et se rend à Paris pour étudier, à l'école d'art privée d'André Lhote, à deux pas de l'atelier de Mondrian. A la naissance de son fils, il n'a participé qu'à une seule exposition, en 1926, à la galerie d'art français d'Amsterdam.
Marie Raymond, issue d'un milieu bourgeois comparable à celui de son mari, n'avait quant à elle jamais fréquenté une académie. L'aventure artistique débute pour elle avec son mariage, et par le voyage à Paris qu'elle entreprend avec son mari. C'est à Paris, puis à Nice, qu'elle poursuit sa formation artistique. Sa meilleure école est la fréquentation d'artistes qui comptaient déjà parmi les plus réputés de l'époque. Les années 30 établissent son apprentissage. Les années de guerre constituent la période cruciale pour son œuvre et sa pensée. Dès 1938, ses recherches vont vers l'abstrait et le non-figuratif. Elle se promène avec le jeune Yves sur la plage de Nice avec Nicolas de Staël, sa compagne Jeannine Guillou et les enfants, ou bien elle dessine avec Nicolas de Staël sous le regard du préadolescent qu'est alors Yves. Cette position d'observateur du monde artistique sera ensuite déterminante pour la conception révolutionnaire de l'œuvre d'art et de la figure de l'artiste qu'il proposera dans son œuvre à partir de 1954.
Comme pour beaucoup d'artistes, la Libération de 1944 provoque chez elle une rupture esthétique. Dès 1945, le surréalisme ou post-surréalisme s'effacent en faveur d'une peinture purement abstraite. La couleur s'affirme plus puissante et agressive. Elle travaille sur le principe du "nombre d'or".
Pendant le Salon des Surindépendants de 1945, elle reprend son nom de jeune fille pour signer une peinture dont les choix fondamentaux sont incompatibles avec ceux de son mari. Du 26 février au 20 mars 1946, la première exposition de la galerie Denise René, intitulée "Peinture abstraite" montre des œuvres de Jean Dewasne, Jean Deyrolle, Hans Hartung, Marie Raymond et Gérad Schneider.
Fait marquant, Marie Raymond est la seule artiste femme dans cette jeune galerie. Elle a 38 ans, mais apparaît comme une artiste nouvelle.
C'est l'une des découvertes artistiques des années quarante. Sa peinture rencontre un large intérêt, ses œuvres incarnent comme celles de Nicolas de Staël , Hans Hartung , une position "poétique", dans la peinture abstraite non-géométrique, désormais synonyme de l'esthétique la plus avancée. Elle est la seule femme qui connaît une ascension aussi rapide dans l'après-guerre français. Malgré des ventes assez rares, le nom de "Raymond" est désormais plus connu que celui de "Klein". Depuis 1946, elle tient une chronique régulière dans la revue néerlandaise Kunst en Kultuur aux Pays Bas.
En 1949, elle obtient le Prix Kandinsky, participe à la première Biennale de Sao Paulo au Brésil ainsi que la grande exposition "Klar Form" organisée par Denise René.
L'appartement familial, de 1946 à 1954, devient l'un des points de ralliement des artistes "Les Lundis de Marie", des galeristes, des médiateurs comme Iris Clerc, Colette Allendy, des collectionneurs , Mme Kandisky… On y trouve également la très jeune génération d'artistes, comme Jean Tinguely, François Dufrêne, Raymond Hains, Jacques Villeglé, Arman, César, tous plus ou moins amis du fils de la famille qui assiste également aux soirées. Les toiles de Mondrian entreposées face peinte contre le mur dans l'appartement des Klein fascinent Hartung et Soulages. Yves Klein les avait, lui, constamment sous ses yeux. Il s'agit là d'une influence profonde sur son œuvre, notamment celles de 1954-1957.
Marie Raymond dès le début des années 50, plus spontanée et "musicale" allant jusqu'à un véritable "all-over", Yves Klein sera vers 1960, avec ses Anthropométries, parmi les artistes qui tirent les conséquences les plus radicales de cette évolution.
Elle et son mari participent, en 1955, à une exposition itinérante du Groupe Der Kreis (le Cercle) en Autriche et en Allemagne. Elle exposera ensuite au musée d'art moderne de Rio de Janeiro, et au musée des Beaux-Arts de Lausanne.
Les années 1955-1956 furent difficiles pour elle, sa peinture n'ayant pas obtenu la reconnaissance du marché de l'art. Il lui a manqué une galerie puissante, et probablement aussi un côté emblématique qui donne le succès des œuvres qui incarnent une "image de marque".
En janvier 1957, le Stedeljik Museum d'Amsterdam a consacré une rétrospective de son œuvre, un honneur rare à cette époque pour une artiste de moins de soixante ans. Une deuxième exposition personnelle lui a été consacrée la même année à Utrecht.
Yves Klein a exposé ses monochromes bleus en 1957, à Düsseldorf. A Paris, il est inconnu du grand public, seuls les spécialistes savaient qu'il s'était lancé à son tour depuis deux ans dans une carrière d'artiste. En 1955, il est refusé au Salon des Réalités nouvelles. Il publie en avril 1958 un manifeste pour la revue Zéro du nom d'un groupement d'artistes qui prend forme à Düsseldorf. La virulence de la polémique contre l'abstraction lyrique de l'Ecole de Paris de l'après-guerre est surprenante. La peinture visée n'est autre que celle de sa mère, Marie Raymond…
Avec ce manifeste, Yves Klein veut un art nouveau, régénéré et pur. Sa mère défend bien plus linéairement la peinture moderne. Ce conflit qui oppose non seulement deux génération d'artistes, mais également deux membres d'une même et seule famille constitue un cas délicat et rare.
Les biographies de ces deux personnages permettent d'observer les choix fondamentaux et les lignes de fracture au moment de la grande rupture dans l'art contemporain dont Yves Klein fut l'un des principaux acteurs autour de 1960.
En 1954,Yves Klein est un très grand judoka, il a le grade le plus élevé en France, il passe sa ceinture noire 4ème dan au Japon, cet examen n'existe pas en France. Il ouvre sa propre école de judo dans l'ancien atelier de Fernand Léger et publie un livre dessus.
En 1955, il organise lui-même le vernissage de sa première exposition personnelle "Yves : peintures". Les tableaux unicolores avec leur mode d'accrochage incongru s'apparentent à un tableau de Mondrian découpé en plusieurs fragments accrochés d'une manière dispersée sur les murs. Aucun autre artiste ne s'était approprié l'œuvre de Mondrian d'une manière aussi directe, le prenant comme point de départ pour un concept de la peinture qui se veut révolutionnaire.
Il en sort avec un sentiment ambigu, il est étonné que le public ne comprenne pas sa démarche.
Dès février 1956, il réitère dans la galerie Colette Allendy où sa mère expose la même année. Un jeune artiste ne fait presque jamais son entrée dans le monde des galeries par des expositions personnelles, sauf Yves Klein. Une telle faveur s'explique par les relations de ses parents.
Il est décidé à supprimer tous les poncifs et clichés qui se sont introduits dans la peinture abstraite depuis l'après-guerre et à lancer une attaque frontale contre l'esthétique dominante de son époque. Il signe "Yves" sans Klein. Ainsi il déclare être sans père artistique, il renforce son refus de la position incarnée par ses parents et veut faire exploser l'esthétique que ceux-ci partagent.
En novembre 1956, il expose en Italie dans la galerie Apollinaire à Milan par l'intermédiaire de Pierre Restany, plus ouverte aux expérimentations. Le mouvement Zéro est créé.
Au bout d'un an et demi, il marque les esprits sur le plan international.
En 1960, le Nouveau Réalisme est fondé en Italie, puis signé dans son appartement de Montparnasse.
Après de longues recherches auprès de marchands de couleurs et en travaillant avec des peintres, Yves Klein a découvert un bleu extraordinaire. A partir du livre de Max Dorner sur les techniques de la peinture, ils se mettent à broyer des pigments purs. Il découvre un moyen pour fixer le pigment pur sur le panneau sans utiliser de liant classique qui en noie les particules. L'un des secrets du bleu Yves Klein, bientôt appelé par lui IKB (International Klein Blue) réside dans le fait que le pigment se présente tel quel devant l'œil du spectateur, sans être recouvert de liant. D'où l'impression d'un espace visuel à la fois proche et infini, du jamais vu.
Il expose dans la première galerie d'avant-garde en Allemagne de l'Ouest, fin mai 1957.
Il se construit un réseau de collectionneurs en Europe, ainsi qu'au Etats-Unis à partir de 1961. Par contre, à Paris, aucun ne lui achète un tableau, ni aucune galerie ne lui propose une exposition lors de son vivant. Les galeries d'Iris Clerc et de Colette Allendy sont restées marginales.
Le 28 avril 1958, l'exposition "la spécialisation de la sensibilité à l'état matière première en sensibilité picturale stabilisée" plus connue sous le nom d' "exposition du vide" à la galerie Iris Clerc marque fortement les esprits.
Il se rend deux fois en pélerinage au monastère de Sainte Rita (Cascia, Italie). Il expérimente de nouveaux moyens d'expression : premiers "pinceaux vivants", projets de fontaines et de feu, maquettes de "Reliefs éponges" imprégnés de bleu, reliefs planétaires.
Six semaines plus tard , il organise la première Séance Anthropométrique lors d'un diner chez un collectionneur. C'est une intervention spirituelle et l'un des premiers happening en Europe.
Ses parents se séparent en 1958, il est plus proche de sa mère par la pensée et les préoccupations philosophiques liées à l'espace. Elle s'est toujours montrée solidaire de son fils malgré son étonnement. Ses interventions furent très importantes pour l'évolution des œuvres d'Yves Klein. Pour ses trente ans, elle lui offre le livre de Gaston Bachelard "l'air et les songes". Par contre, Fred Klein rejette d'emblée l'œuvre de son fils.
Lors de l'inauguration du théâtre opéra de Gelsenkirchen, les panneaux IKB représentent une surface de 416 m2. Aucun artiste de sa génération, ni après-guerre ne pourra prétendre en France à une réalisation d'une œuvre aussi grande.
Marie Raymond se rendit compte que son fils devenait le rôle fondateur d'une nouvelle époque. Les consensus esthétiques de l'époque ont littéralement explosé. Son propre fils met à mort l'esthétique sur laquelle elle a fondé son œuvre, après ses débuts dans l'abstraction en 1938.
En 1960, Yves Klein dépose le brevet de l'International Klein Blue (IKB) : la formule comprend un dosage de "Rhodopas MA", d'alcool d'éthyle, d'acétate d'éthyle. Le dimanche 27 novembre, il fait publier un journal à parution unique. Il prend modèle sur le quotidien France-Soir. En couverture, une photographie représente l'artiste de l'espace se jetant dans le vide.
En 1961, il crée des peintures de feu au Centre d'essais du Gaz de France à Paris : ce sont les marques d'"Etats-moments du feu". En octobre, c'est la dissolution du groupe "Les Nouveaux Réalistes".
Le 7 février 1962 sur l'ile de la Cité, il organise la cession d'œuvres strictement mentales réalisées sous forme de "Zones de sensibilité picturale immatérielle" échangées dans le cadre d'actions symboliques contre de l'or pur avec leurs nouveaux propriétaires.
En janvier 1962, Yves Klein épouse Rotrault Uecker, il meurt le 06 juin 1962 d'une crise cardiaque, son fils naîtra en août 1962.
En sept ans à peine, il est devenu l'un des acteurs majeurs de l'art contemporain. Il a participé environ à 70 expositions dont 19 personnelles. Plus de quarante ans après sa mort, son art qui est resté une énigme, est toujours vivant, et son influence continue à marquer durablement l'art d'aujourd'hui.
L'évolution de Marie Raymond est comparable à celle des peintres emblématiques de l'époque, mais sa peinture reste expérimentale et ouverte. A 53 ans, elle n'hésite pas à remettre en cause les coordonnées de sa peinture antérieure.
En mai 1966, fait une nouvelle exposition depuis 1957. Le semi-échec, de cette exposition lui fait comprendre qu'on s'intéresse plus à elle de son vivant. Aussi, elle ne fera qu'une seule exposition 22 ans plus tard à la Pascal de Sarthe Gallery de San Francisco.
L'année de ses quatre vingt ans, elle a une exposition personnelle à cette même galerie à San Francisco. Sa vie se termine ainsi d'une manière très positive, malgré le quasi-oubli dans lequel sa peinture reste enfermée jusqu'à aujourd'hui, en dépit de la rétrospective au Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain de Nice en 1993. Ces dernières années elle est présente dans le monde artistique français à travers les vernissages auxquels elle assiste, mais également par des articles. Elle se montre particulièrement attentive aux évolutions les plus récentes et actuelles. La curiosité de Marie Raymond pour l'art de son époque est très loin d'être passive. Ses articles témoignent d'une curiosité pour l'actualité de l'art qui la singularise dans sa génération artistique. Jusqu'à sa mort en 1989, elle continue son œuvre et cherche de nouvelles formes d'expression, comme la peinture fluorescente. Elle sera toujours hantée par le souvenir de son fils.
Il est grand temps de redécouvrir son œuvre.
Elisabeth Petibon Paris, décembre 2004
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