Matière-recomposition
Découpage-assemblage
Agencement-exploitation
Sculptures-lieu
Beauté-authenticité
|
Alors que la sculpture américaine dans les années 60 a évolué dans le sens d'une plus forte conceptualisation, réduisant au maximum sa dimension matérielle et iconographique, pour se rapprocher davantage des courants conceptuels, les sculpteurs européens, s'ils ont retenu la leçon du minimalisme, n'ont que très peu suivi ce processus de dématérialisation. Même des courants comme l'Arte Povera ou la Sculpture Anglaise qui ont, certes, subi l'influence de l'Art Conceptuel, continuent à revendiquer l'importance de la matière. C'est en étudiant les tensions des matériaux, les équilibres des poids dans les œuvres d'un Serra ou d'un Anselmo que Ulrich Rückriem (artiste allemand né en 1938) a trouvé à la fin des années 60 sa propre écriture formelle.
En se basant sur le principe de la recomposition après cassure de la pierre, il réussit très vite à imposer un style bien à lui, fortement ancré dans la manière européenne, caractérisée par la richesse du matériau et l'authenticité du geste. À part quelques sculptures en bois et en acier au début de sa carrière, Rückriem s'est surtout intéressé à la pierre et particulièrement à la dolomie (pierre des Dolomites). Intérêt qu'il a peut-être hérité de sa formation de maître maçon. Depuis ses premières grandes expositions, il travaille ce matériau en tenant compte de la tradition sculpturale tout en y intégrant son système "d'unité" par le "découpage - assemblage".
Si d'un côté le découpage à la scie industrielle dans certaines pièces fait penser à la manière de travailler des artistes américains, de l'autre on est confronté, chez Rückriem, à la démarche de l'artiste qui essaie de faire vivre la pierre et de ne pas tomber dans la géométrie pure. C'est la raison pour laquelle il privilégie le matériau, la forme, les mesures et le lieu d'exposition par rapport au dessin de la sculpture elle-même. L'idée et la démarche deviennent sculpture par ce processus, qui, depuis le choix de la pierre à la conception de l'œuvre, détermine les principes formels.
À Luxembourg, Ulrich Rückriem a choisi le site du Parc de la Voie Romaine au Kirchberg pour y installer sa "sculpture sans titre" (Vier Variationen zum Thema Bildstock « Skulptur ohne Titel »). Ce travail fait allusion aux chemins des martyres et nous rappelle la Bretagne où dans le domaine de Kerghénnec il avait déjà réalisé en 1985 une sculpture semblable. La sculpture de Bretagne s'ouvre sur des niches vides qui laissent présumer l'installation de figures alors que les quatre variations de Luxembourg renferment des plaques polies qui réfèrent aux inscriptions romaines (Il est d'ailleurs symptomatique que les tagueurs l'utilisent pour y inscrire leurs signes cabalistiques).
Œuvre de Ulrich Rückriem
Déjà le titre allemand est révélateur : « Vier Variationen zum Thema Bildstock « Skulptur ohne Titel (Variations sur le thème du « Calvaire ») - c'est par le terme Bildstock que les Allemands du Sud et les Autrichiens désignent le calvaire. Le terme autrichien renvoie à l'image (Bild), à l'élévation (Stock) - la sculpture comme support d'une image - tout en suggérant aussi un mouvement (Variation) d'une sculpture à l'autre et une certaine distanciation par l'appellation « sans titre ». L'idée de variations se joue au niveau de la forme du bloc mais aussi dans l'agencement et l'exploitation des différents éléments répétitifs. L'idée de série caractérise l'ensemble de l'œuvre de Rückriem.
Comme il part justement de la matière (la pierre) pour ensuite élaborer ses formes, sa démarche artistique est souvent une suite de variations qu'il initie avec la recomposition de la pierre après cassure. «Il est important que la pierre reste pierre qu'on travaille sur des représentations figuratives ou concrètes. Quand la pierre perd la force qu'elle avait dans la carrière, alors le sculpteur peut aussi prendre un autre matériau». C'est ainsi que Rückriem souligne l'importance du choix de la pierre et qu'il rejoint la déclaration de Stella par rapport à la peinture quand celui-ci dit « qu'il essaye de garder la couleur aussi bonne que dans la boîte »
L'utilisation de la pierre en forme de stèles (comme référent à la statuaire) renvoie, comme dans d'autres de ses sculptures, aux chemins de croix et aux monuments funéraires. La présence de deux côtés ouverts et deux blocs fermés accentue l'idée de monument. Ce ne sont pas des sculptures isolées, mais un ensemble qui évoque un parcours, une suite de stations et un lieu d'épreuves et de recueillement. Les plaques de granite polies encadrées par cet assemblage de pierres non-polies, taillées, semblent attendre l'inscription virtuelle de chaque passant. L'enfermement doublé de la solidité du bloc impérissable met en évidence cette forte connotation sémantique du matériau et situe le geste créateur dans la juste voie d'une dialectique entre nature et culture.
En dépit du langage plastique simple prédominant dans l'œuvre de Rückriem, cet ensemble de sculptures est doté d'une symbolique qui relie la tradition sculpturale et iconographique au contexte d'un environnement architectural nouveau. Tous les éléments de sa facture y sont réunis : la sculpture comme mesure, forme et matériau dans un langage artistique clair. Mais aussi la force brute de son travail face à l'espace public y est présente.
Voilà comment Rückriem réussit à nous interpeller par quatre stèles qui résistent à l'usure du temps, qui créent des relations avec l'environnement, qui réagissent aux intempéries et qui, à travers un dispositif de correspondances entre sculptures et lieu, conjuguent beauté intelligible et authenticité.
Paul di Felice
|