Fermeture éclair
Univers abstrait
Couleurs
Sentiments universels
Retenue des moyens
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Parmi le groupe des Expressionnistes Abstraits américains, Barnett Newman (1905-1970) fait figure d'artiste singulier. Visite guidée dans le monde des coloris intenses et des "zips".
Newman insistait sur le fait qu'il faut voir ses œuvres de près, afin que le visiteur soit enveloppé dans un univers de couleurs denses. Le gigantisme et la facture apparemment impersonnelle de ses toiles donnent parfois au spectateur la sensation de se noyer dans la couleur pure. Le peintre affirmait : "J'espère que ma peinture peut donner aux autres, comme elle m'a donné à moi, la sensation de sa propre totalité, de sa propre indépendance, de sa propre individualité".
L'art de Newman est total, sans compromis, entièrement tourné vers l'abstraction. De grandes toiles, parfois immenses, recouvertes de couleurs pures que viennent rythmer des bandes verticales, ses fameux "zips" (de l'anglais "fermeture éclair"). Pourtant l'artiste n'était pas de cet avis : "On dit que j'ai mené la peinture abstraite vers ses limites, alors qu'il est évident pour moi que je n'ai fait qu'un nouveau commencement".
Au milieu des années 1950 aux Etats-Unis et particulièrement à New York, l'abstraction a autant d'adeptes aux styles multiples et variés. L'Expressionnisme Abstrait englobe le travail sur le geste d'un Jackson Pollock ou d'un Willem De Kooning ("action painting"), tout comme celui sur la couleur d'un Mark Rothko ("color-field painting"). Au-delà des différences formelles, ce qui regroupe les artistes de "l'Ecole de New York" est une même pratique d'un art non-réaliste et un même traitement de thèmes universels qu'ils jugent avoir été négligés par le modernisme européen.
Après avoir étudié l'art et la philosophie, Newman décide, en 1933, de se tourner entièrement vers la peinture. L'art primitif des Indiens et la technique de l'automatisme héritée des Surréalistes marquent ses premières œuvres ("Pagan Void", 1946).
Peu à peu, dans des dessins surtout, l'artiste commence à définir son style. La ligne, pas encore toute à fait verticale, gagne de plus en plus en importance. Deux lignes jaunes sur fond noir, l'une en forme de "h" minuscule, l'autre en forme de "L" majuscule renversé marquent la singularité "d'Euclydian Abyss" (1946-1947).
Ses recherches sur la ligne, mais aussi sur le dépouillement, aboutissent à des toiles quasi monochromes enrichies de lignes verticales d'épaisseurs variables. Dans cette exposition chronologique, "Onement III" (1949) au zip rouge sur fond bordeaux, marque une des premières toiles caractéristiques de Newman. Voici l'opportunité de vérifier les bouleversements, les émotions que sont censés provoquer les toiles de Newman. "Il y a des transformations de sentiments spécifiques et séparées qui peuvent être vécues devant chaque tableau" disait Newman.
Cette plongée dans un univers abstrait de couleurs et de sensations "fonctionne" pour certains tableaux comme "Uriel" (1955) et le très grand "The Third" (1962), vaste toile orange aux deux zips jaunes. A ce sujet, Newman affirmait : "Je sens que mes zips ne divisent pas mes peintures. Je sens qu'ils provoquent exactement l'inverse, ils unifient l'ensemble".
L'artiste pousse ses recherches sur la verticalité plus avant dans des œuvres comme "The Wild" (1950) qui se résume à une longue mais étroite toile orange sur le devant et gris-bleu sur son épaisseur. A des toiles comme celle-là répondent d'admirables sculptures en bronze - "Here I (to Marcia)" (1950) ou "Here II" (1965) – qui rappellent les formes longilignes d'Alberto Giacometti.
Dans l'exposition pourtant, la puissance émotionnelle contenue dans certaines œuvres ne fait que davantage ressentir que d'autres en manquent. L'œuvre de Newman ne tient pas toujours ses promesses de sublime et d'universalité. L'artiste affirmait vouloir "créer une métaphore qui corresponde d'une certaine manière à ce que je pense est le sentiment et le sens contenu dans mes toiles". Mais ces émotions, apparemment si évidents pour l'artiste, ne le sont pas forcément pour le spectateur.
La contradiction de l'art de Newman est qu'il voulait exprimer des sentiments universels et absolus par une extrême retenue des moyens picturaux. Cela se traduit notamment dans les 18 toiles des "Stations de la Croix : Lema Sabachthani" (1958-1966). Dans cette série de toiles beiges aux zips expressifs noirs, l'artiste entendait exprimer la violence et le tragique : "J'ai essayé de projeter quelque chose que je sentais être réellement en relation avec la Passion, et je sens que ce genre de souffrance est devenue quasiment universelle".
Dans cet ensemble, les variations des tons beiges et surtout les formes changeantes des bandes verticales laisse transparaître quelque sentiment de l'artiste, quelque trace de l'acte de création. L'extrême neutralité de certaines toiles n'émeut pas tant que celles où la trace du pinceau est visible et où l'ont saisit l'acte de peindre.
Intellectuel, pénétré des idées de Spinoza, Newman était aussi un artistes spirituel obsédé par le judaïsme et la Kabbale. "Eva", "Genesis" et "Jericho", le mysticisme de Newman s'exprime dans les titres de ses œuvres. Une de ses toiles aux tonalités rouges, porte le titre "Adam" (1951), le nom biblique du premier homme, qui dérive du mot hébreux adamah (terre), mais qui se rapproche aussi de adom (rouge) et de dam (sang).
Préoccupé par son identité juive, Newman assurait rechercher une voie pour peindre après les horreurs de l'Holocauste. "Quand Hitler ravageait l'Europe, pouvions-nous nous exprimer en peignant une jolie fille nue allongée sur un divan ?" s'interrogea-t-il. "Je sentais que la solution durant ces années était de se demander - qu'est ce qu'un peintre peut faire ?" L'abstraction fut la solution à ses interrogations.
Dans ses dernières années de création, le noir et le blanc prennent de plus en plus d'importance. Les toiles de l'ultime période sont pyramidales, comme "Chartres" (1969) et "Jericho" (1868-1869). La série "Who's afraid of red, yellow and blue ?" commencée en 1966, se caractérise par l'emploi unique de couleurs primaires. Les zips sont strictement symétriques, mais le format des toiles confère une dynamique à l'ensemble.
Newman cherchait-il à donner un nouveau souffle à son œuvre ? Il pensait qu'un "homme passe sa vie entière à peindre un tableau ou à travailler sur une sculpture". C'est peut-être cela qui rend finalement la visite de cette exposition un peu décevante, voire frustrante. La qualité des œuvres exposées est inégale et le contenu métaphysiques des œuvres de Newman n'est pas toujours très clair.
Une autre carence de cette exposition est l'absence de certaines œuvres majeures, parmi lesquelles certaines de ses toiles les plus impressionnantes: "Voice of Fire" (1967), "Vir Heroicus Sublimis" ou encore les sculptures "Broken Obelisk" ou "Zim Zum" (1969).
Toutefois, aucune reproduction ne peut rendre ce que l'on ressent face à un Newman qui "marche". Le format, les couleurs, la texture, tout ce qui peut produire un effet physique sur le visiteur n'y figure pas. Devant certaines œuvres, le spectateur sent s'établir un véritable "dialogue". Ces toiles extraordinaires valent à elles seules le déplacement. La Tate Modern présente la première grande rétrospective consacrée à Barnett Newman depuis plus de trente ans. Malgré une certaine déception, ce serait dommage de rater cette occasion.
Sophie Richard Londres, décembre 2002
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