Simon Mondzain, une identité étoilée, exporevue, magazine, art vivant et actualité
Simon Mondzain, à propos de Rembrandt,
propos retranscrits d'une publication de 1969 par Raya Baudinet
www.mondzain.com

 

Simon Mondzain

Dialogue paru dans la revue Ici Ailleurs en décembre 1969 entre le peintre Mondzain et sa fille Marie-José Mondzain, philosophe, après un voyage entrepris par le père et la fille au Rijksmuseum d'Amsterdam, à l'occasion d'une rétrospective Rembrandt.

Simon Mondzain

Marie-José Mondzain
Que peut-on dire après coup de cette exposition Rembrandt ?

Simon Mondzain
Je suis envoûté, encore tous les jours sous l'envoûtement… cet envoûtement, tu comprends, se fait à travers mon expérience de la peinture et de ma connaissance de la tradition classique occidentale.

Marie-José Mondzain
Une émotion donc fondée sur un savoir…

Simon Mondzain
C'est qu'en art plastique, en peinture, ce qui est fondamental partout, c'est l'image et le charme de l'image. Je connais les images faites par les hommes de la plus grande force : Masaccio, Vinci, Piero. Regarde Rembrandt, c'est un phénomène exceptionnel. Il fait des images qui semblent être des tableaux et ce ne sont plus des tableaux. Fini le charme. C'est un volcan d'où émane une lumière qui n'a encore jamais existé dans l'art.

Marie-José Mondzain
On associe toujours le nom de Rembrandt à la notion de clair-obscur… Rembrandt n'a pas inventé le clair-obscur. Mais, avant tout : il ne doit rien à Caravage. Caravage, c'est un bon peintre, mais médiocre comparé à Rembrandt.

Marie-José Mondzain
Chez Caravage, c'est une technique d'éclairage. La matière elle-même n'a pas subi de transformation. Qui précède vraiment Rembrandt ?

Simon Mondzain
Le premier peintre qui a "découvert" le clair-obscur, c'est Masaccio. Il faut voir les fresques de Carmine ! Il existe aux Offices un autoportrait de Masaccio tout à fait rembrandtien.

Marie-José Mondzain
Que dire de la lumière de Rembrandt ?

Simon Mondzain
Elle émane du fond de la chose. Si tu prends une tache blanche, c'est de la couleur blanche à un endroit précis. Ce n'est pas encore de la lumière. Chez Rembrandt, la couleur n'est pas révélée par la lumière, mais c'est la couleur qui produit la lumière. C'est la chose qui s'éclaire elle-même. La lumière chez Rembrandt, c'est le cratère du tableau.

Marie-José Mondzain
Est-ce qu'il a en cela une technique précise ?

Simon Mondzain
Rembrandt n'a pas dit grand-chose à ce sujet. Mais il y a un texte très remarquable d'un élève de Rembrandt, Samuel Van Hoogstraten - il travaillait chez Rembrandt ente 1640 et 1648. Après la mort du maître en 1678, il écrivit un traité de peinture où il dit : "Soyez avare de toute lumière intense laissez le papier agir autant que possible."

Marie-José Mondzain
Ce qui signifie que cette lumière éblouissante repose sur un double principe : celui de l'économie et sur celui de l'illumination interne de l'objet. Mais cela signifie plus encore : que la lumière n'est pas un effet de la peinture, mais une émanation du "papier" c'est-à-dire un au-delà de la chose peinte.

Simon Mondzain
Oui, ce qui est important, c'est la production naturelle de la lumière, ce côté organique de la peinture de Rembrandt. Si tu regardes Léonard de Vinci, peut-être le plus grand dessinateur avant Rembrandt, ce qui domine c'est la forme objectivement traitée, c'est la réflexion. Chez Rembrandt, la forme n'est pas traitée avec distance et la matière non plus. On a l'impression que chez Rembrandt, comme dans le Zen, le graphisme ne fait plus qu'un avec le peintre. Ce sont ses tripes, tu saisis ?

Simon Mondzain

Marie-José Mondzain
C'est le côté volcanique dont on parlait : ce cratère où le peintre s'engloutit lui-même.

Simon Mondzain
Oui, c'est pour cela qu'il ne fait pas d'images de charme. Pourtant, il connaît à fond les Italiens ; Il possède complètement Tintoret et Titien. Mais, à côté d'eux, il diffère en étant une sorte de bloc énorme sans charme et sans souci de correction.

Marie-José Mondzain
Sa biographie même illustre cette dimension personnelle, sans concession aucune à partir de la maturité, la nécessité de sa peinture devient de plus en plus interne. Il finit par déplaire à ceux à qui elle ne cherchait plus à plaire.

Simon Mondzain
Les gens ne réfléchissent pas assez. Ils arrivent devant un grand Rembrandt et ils crient : "Comme c'est beau". Mais non, ce n'est pas beau du tout. Rembrandt se moque de la beauté. Ce qui est beau, c'est ton émotion devant Rembrandt.

Marie-José Mondzain
Comment le distinguer des Vénitiens dans le traitement d'une matière sans charme ?

Simon Mondzain
Chez les Italiens, la matière picturale est objective. Dans la tradition chrétienne, le sujet traité importe beaucoup, et la matière est un moyen concret d'expression. Avec Rembrandt, la matière devient abstraite. C'est une matière impalpable, indéterminable que tu n'as jamais rencontrée dans le monde, mais avec laquelle tu te rencontres dans le tableau de Rembrandt. L'abstraction de la matière rembrandtienne constitue l'irréalité du tableau, sans que le sujet importe en soi. C'est différent des Vénitiens…

Marie-José Mondzain
Les moyens de Rembrandt sont pourtant aussi concrets que ceux de Titien.

Simon Mondzain
Bien sûr, mais si les moyens sont réels, c'est pour recréer une matière irréelle. Chez Rembrandt, l'irréalité est dans la matière même. C'est cela l'abstraction.

Marie-José Mondzain
Est-il le premier à opérer ce retournement ?

Simon Mondzain
On peut dire que chez Masaccio aussi la matière est abstraite ; lui aussi s'est désintéressé de l'esthétisme comme Rembrandt.

Marie-José Mondzain
Ce désintéressement pour l'esthétique existait déjà en Flandres. Le protestantisme du Nord conduisait à une vision austère plus que dans la tradition latine.

Simon Mondzain
Il y a des caractères nationaux dans la peinture, des déterminations ethnologiques de l'écriture plastique. Mais les peintres ne se veulent jamais nationaux. D'autre part, à partir de 1600, la peinture flamande se met à l'école de l'Italie. Tu ne peux pas comparer l'absence de charme de Rembrandt à Bosch, par exemple.

Marie-José Mondzain
C'est vrai que chez Bosch, il y a une esthétique. L'effroi ou l'horreur viennent du sujet et non pas vraiment d'un traitement fantastique de la matière qui reste classique. La forme est objective et le tableau à une valeur descriptive. Chez Rembrandt, on ne peut parler de dimension descriptive.

Simon Mondzain
Oui, mais l'important c'est la rupture avec tout ce qui est antérieur, et surtout par rapport à l'école italienne. Regarde la "Conspiration de Claudius Civilis" : dans la construction, tu sens l'influence des "cènes" italiennes. C'est encore plus net dans le "Mariage de Samson et Dalila" où c'est la cène de Vinci qui a inspiré la mise en place des personnages. La différence, c'est que ce n'est pas beau, pas séduisant. Le dessin est fait en pleine pâte. Le corps humain n'est pas embelli. Ce que cherche Rembrandt, c'est la puissance, la violence qui ne caresse rien. C'est l'inverse de Vermeer : Vermeer caressera la forme, caressera la lumière, caressera la couleur. Chez Rembrandt, il y a un jaillissement impitoyable envers tous les canons de la séduction.

Marie-José Mondzain
Nous avons pu voir à Amsterdam plus de dessins et de gravures que de peinture.

Simon Mondzain
L'œuvre gravée de Rembrandt est aussi importante que sa peinture. C'est gigantesque. C'est le plus grand aquafortiste de tous les temps. Du point de vue du dessin, il dépasse tous ceux qui le précèdent, sauf Vinci.

Marie-José Mondzain
Qu'a-t-il de commun avec Vinci ? C'est que Rembrandt et Vinci se servent des mêmes éléments graphiques. Dans le dessin, Vinci rejoint aussi d'une certaine façon le Zen. La jonction de la force du trait et l'expression subjective ; Vinci est dans son dessin comme Rembrandt est dans son dessin et dans sa couleur.

Marie-José Mondzain
Comment reconnaître l'écriture de Rembrandt ?

Simon Mondzain
C'est bien son écriture. La graphologie d'un organisme et d'un tempérament. D'abord, il est remarquable par sa diversité, dessin de tendresse, de sauvagerie, recherche de construction ; dessin méticuleux, croquis foudroyant, portrait, paysage… Partout une liberté colossale dans le trait. Il a fait du Goya, du Daumier, du Picasso, du Rouault. Après lui, il n'y a plus d'aussi grands dessinateurs jusqu'à Picasso. Rembrandt est le père de Goya. Mais Goya n'a pas été aussi loin. Il a essayé de faire du Rembrandt quand il a décoré sa villa, le dessin reste plat. En général, le sujet, le message passionné, chez Goya, l'emporte sur la qualité du dessin. Il n'atteint pas la virilité du geste de Rembrandt. Goya est littéraire à côté de Rembrandt. Rembrandt ne s'occupe pas de la correction de la forme. Il est tout entier rassemblé dans le trait. Picasso a atteint cette puissance du trait.
Lui aussi, va plus loin que Goya ; Mais quand Goya peint, Picasso ne l'atteint plus. La manière picturale de Goya est plus mordante. Chez Rembrandt, à partir de la maturité, c'est la même puissance partout. Il attaque le dessin et la peinture comme une bête féroce. Il mord sauvagement dans la chose.

Marie-José Mondzain
Cette puissance sauvage n'est pourtant pas désordonnée.

Simon Mondzain
Tu comprends, il y a de choses, des personnes, et puis il y a des lois. Des lois physiques ou des lois conventionnelles. Quand tu es libre par rapport à ces lois, c'est toi qui fais la loi. Rembrandt impose sa loi partout. Il ne désorganise pas. Mais son ordre à lui, un ordre difficilement accessible. L'œuvre de Rembrandt n'est pas facile.

Marie-José Mondzain
c'est l'ordre de sa propre puissance qui s'inscrit dans tout ce qu'il fait. C'est sa sensibilité, son humour. Tout vient de lui sans concession. Son œuvre est tellement lui-même qu'on a n'a jamais fait de Rembrandt après lui. Ses élèves ont fait autre chose que du Rembrandt.

Simon Mondzain
Pour entrer dans Rembrandt, il ne suffit même pas d'être peintre ou dessinateur.

Marie-José Mondzain
Est-ce à dire qu'il faut un itinéraire intérieur qui amène à comprendre cette abstraction et cette liberté ?

Simon Mondzain
C'est ça l'envoûtement, sans image et sans charme.

Propos retranscrits d'une
publication de 1969 par
Raya Baudinet

Simon Mondzain

Bibliographie de Marie-José Mondzain et Monographie et bibliographie du peintre Mondzain

Monographie Mondzain, Charles Kunstler, éditions Montbrun, Paris, 1948.
Catalogue Mondzain, Musée Granet, Aix en Provence, 1983.
Vlaminck Carco, avec un texte de Jean Guéhénno sur Mondzain, éditions Mercure de France, Paris, réédition, 1999.
Catalogue Simon Mondzain, Institut Polonais, Paris, 1999.
Discours contre les iconoclastes, Nicéphore le Patriarche, Traduction, Préface et notes (389 pages); éditions Klincksieck, Paris, 1990.
Michel-Ange - La Chapelle Sixtine, préface de F. Hartt et F. Mancinelli, texte de M.-J. Mondzain, en deux volumes de 368 et 372 pages, 644 illustrations, éditions Citadelles- Mazenod, Paris, 1991-1992.
Présence de l'icône, Musée des Beaux-arts de Rouen, (48 pages); éditions de la R.M.N., Paris 1992.
L'image naturelle, Nouveau Commerce, Paris, 1995.
Image, icône, économie, Editions du Seuil, Coll. L'ordre Philosophique,1996.
Van Gogh ou la peinture comme tauromachie, Editions de l'Epure, 1996
Cueco : les desseins du dessinateur, Editions du Cercle d'art, Paris, 1997
Tou Ming Bu Tou Ming, Transparence-Opacité ? 14 Artistes contemporains chinois, Editions du Cercle d'Art, 2000
L'image peut-elle tuer ?, Bayard Presse, 2002
Le Commerce des Regards, Editions du Seuil, (collection l'ordre philosophique) 2003
"Voir Ensemble" douze voix autour d'un texte de Jean Toussaint Desanti, L'Exception, groupe de recherche sur le cinéma, Paris, Gallimard, 2003

lire l'article de Raya Baudinet  Simon Mondzain, une identité étoilée et voir www.mondzain.com

accueil     Art Vivant     édito     Ecrits     Questions     2001     2000     1999     GuideAgenda    Imprimer     haut de page