C'est pas du cinéma, mais alors c'est quoi ? Studio national Le Fresnoy, exporevue, magazine, art vivant et actualité
C'est pas du cinéma, mais alors c'est quoi ?
Studio national Le Fresnoy













Vidéo













Taysir Batniji













Fischli & Weiss













Ji-Hyun Kim













Matt Morello













Michel Nuridsani













Dong Song













Claudia Triozzi













Bill Viola













Yang Zhenzhong

C'est une exposition qui soulève les problèmes d'exposition. Voilà ce qu'il y aurait à dire de l'exposition du Studio national Le Fresnoy. On pourrait préciser et prolonger : c'est une exposition qui pose les problèmes de la présentation d'oeuvres vidéographiques. Voilà de quoi parlerait cette exposition dont le commissaire est Michel Nuridsany. Ce n'est pas du cinéma, voilà quel en est le titre. D'accord, mais qu'est-ce donc ? Serait-ce une réunion d'oeuvres vidéographiques, dont le seul point commun serait… de ne pas toutes être sur support vidéographique.

C'est le cas de l'oeuvre de Matt Morello, The Artist Trilogy, en 2000. Matt Morello propose trois courts films, du noir et blanc à la couleur, en passant par le Super 8. Le support est ici cinématographique. Or, si le support cinématographique ne constitue pas l'oeuvre cinématographique, si "ce n'est pas du cinéma", quel support viendrait constituer l'oeuvre vidéographique ? Selon toute logique, ce ne pourrait pas plus être le support vidéographique. Cela, les pratiques plastiques l'ont déjà démontré, les artistes vidéo depuis longtemps établi.

Soixante artistes, soixante moniteurs, dix-huit pays, voilà ce qui structure l'exposition, dès l'intitulé. L'organisation spatiale "met à plat".
Elle met surtout "à plat ventre" les spectateurs, qui, pour suivre l'image de moniteurs de télévision, n'ont que le coussin comme "sup-port", pas même l'écran pour porter le regard. Sans rive ni port, sans amarrage donc, l'oeuvre vidéographique fluctue, et subit les flux et reflux des marées.
En effet, que signifie de voir des oeuvres destinées à être projetées sur grand écran, si elles ne s'exposent que dans l'écran restreint du moniteur ?
Que signifie l'absence de réflexion sur le format de projection, si ce n'est qu'elle réduit la vidéo à sa "reproductibilité numérique", pour paraphraser Walter Benjamin.


c'est pas du cinéma, vue de l'exposition

Vue de l'exposition "C'est pas du cinéma"


On reconnaît le traitement numérique de l'image, qui exploite le ralenti et l'accéléré. Que signifie de voir The Space between the Teeth, ce grand classique de Bill Viola de 1977, sans pouvoir s'immerger dans l'image, se laisser dévorer pas cette bouche qui crie, cette voix qui surgit et se décale peu à peu du déroulement visuel ? Que signifie le décalage entre la bande son et la projection de l'image, si ce n'est l'exploitation des qualités particulières du support vidéographique. Voilà ce dont une exposition d'oeuvres vidéographiques aurait dû parler, ce qu'elle aurait dû montrer. C'est un montage en boucles très courtes. Au début, le travelling avant débute quand le cri surgit, puis un décalage s'introduit et s'accroît au fur et à mesure des boucles, entre le son et l'image. Des plans de coupe s'allongent, alors le cri est de plus en plus court et le gros plan de plus en plus gros… Toute la pensée de l'oeuvre vidéographique se condense dans le traitement de l'image et du son. Voilà ce dont une exposition vidéographique devrait parler.

En 1987, Des Lauf der Dinge, de Fischli et Weiss se construit autour de longs plans séquences, qui suivent un long défilement de réactions en chaîne. Comme un jeu de dominos, les pièces tombent, hétérogènes, qui produisent chacune à leur tour des explosions. Cette oeuvre vidéo soulève l'enjeu de ce qui fait oeuvre. Est-ce ici un compte-rendu d'une construction plastique ou une véritable performance vidéographique ? Cette question pèse, comme chaque instant où le spectateur attend l'explosion, une fois l'objet échoué. Ce n'est pas la chute de l'objet qui la produit mais ce qui s'en écoule, voire ce qui en découle. Dans ce temps d'attente, qui est un temps de latence, une question rebondit là où s'échoue l'objet : où s'arrête la réalisation de l'oeuvre, entre le trop tôt et le trop tard ? C'est une oeuvre sonore, autant que vidéographique. C'est une oeuvre vidéographique parce qu'elle parle du parallèle entre la bande-son et la bande-image, qui sont solidaires sur le support magnétique.
Comme pour faire écho à cette spécificité du support, les coupes du montage se produisent quand la réaction en chaîne perd de sa linéarité. Peut-il y avoir une scénarisation de l'oeuvre, serait-ce l'enjeu de la représentation vidéographique ? Dans cette réaction en chaîne, tout est affaire de provocation et de convocation : l'eau provoque le feu, qui convoque l'eau, qui provoque le feu. C'est un cycle, une boucle filmique, qui réfléchit sur les potentialités mêmes de la vidéo, comme support et comme médium. La bande vidéo est une chaîne, elle produit de l'enchaînement entre ce qui pourrait ne pas en avoir. Mais c'est une chaîne fausse, un espace de représentation fictionnelle, voire un espace fictionnel de représentation, puisque l'enchaînement est celui du montage. Elle est peut-être l'espace fictif de la représentation.


c'est pas du cinéma, leccia

Vue de l'exposition "C'est pas du cinéma"


Ji-Hyun Kim réalise The Women World en 2000, un travail vidéographique qui joue et se joue de la dichotomie entre le "pan-optique" et le "polyptique". L'artiste y exploite et contredit les potentialités de l'oeil, entre ce qu'il peut voir, l'image qu'il s'en fait, et ce qui lui est montré, la diversité visuelle. Originellement présentée sur seize moniteurs, elle est ici plus expoliée qu'exposée, réduite à la diffusion d'un seul moniteur. Le numérique compose un second montage, une partition sur un seul écran de l'image sérielle des seize moniteurs. Ce qui est montré ici n'est pas une mauvaise copie mais une piètre reproduction, qui agit par recomposition.
En 1999, Dong Song réalise de courts plans séquences, qui enregistrent des vues fixes de rues où des piétons passent et des véhicules circulent. Tout est filmé d'une caméra posée à même le sol, la bande est sonore et diffuse des bruits d'ambiance, de circulation et de bribes d'échanges. L'image se brise, un coup de marteau vient révéler que ce qui est montré ne se situe pas face à la caméra mais qu'un miroir capture un autre angle de vue. Le jeu est drôle et vient contredire la force vidéographique qui serait de filmer ce qui a lieu. C'est un questionnement sur "le direct" du voir, sur le ce "où ça a lieu". Ses origines chinoises offrent un écho étrange au monde du tout image.

Un hachoir coupe de la viande. Entre la césure visuelle des moniteurs et le parcours haché du spectateur, une des images symboliques de l'exposition pourrait être celle du hachoir à viande de Taysir Batniji. Réalisée en Palestine en 2001, cette vidéo réfléchit sur les qualités et les propriétés du médium vidéographique autant que sur le poids politique d'une autre césure, celle qui sépare des populations voisines. Les arrêts sur image se multiplient tout en préservant la continuité de la source sonore ; les seules images animées sont celles qui servent de plan de coupe systématique. Elles-mêmes évoquent le montage cut ou la fermeture de l'obturateur photographique : un hachoir coupe de la viande.

L'exposition préserve la circulation aléatoire du spectateur, offre un large panorama des pratiques vidéographiques et de leurs déclinaisons, techniques et internationales. Elle fait se rejoindre, voire se confondre, la performance vidéo et la vidéo d'une performance.
Ainsi Five Years, de Claudia Triozzi est un long plan fixe de 2000. Assise au bord d'une sortie de périphérique, l'artiste tente de lire la marque des voitures, s'escrime à les reconnaître. C'est une performance, oui, mais est-ce une performance vidéo ? Cette projection vidéographique tient plus de la valeur indicielle du média que de l'expressivité du médium. Voilà ce dont il faudrait reparler. 922 grains de riz, de Yang Zhenzhong, est une autre forme de performance, celle-ci véritablement vidéographique. Au départ un cercle constitué de mille grains de riz, deux poules et un coq. Trois voix off comptent les grains que picore chaque gallinacé jusqu'à ce que tous aient disparu du champ. Un décompte s'affiche en incrustation. Ce pourrait être une performance vidéographique puisqu'elle se joue à la fois hors de la vidéo, dans le décompte, et comme un travail de hors-champ et sur le hors-champ… un travail sur les grains manquants.

Frédérique Boitel,
avril 2002.

"C'est pas du cinéma", 60 artistes, 60 moniteurs, 18 pays, du 26 janvier au 24 avril 2002.
une exposition de Michel Nuridsany, Studio national Le Fresnoy, 22, rue du Fresnoy, 59200 Tourcoing.
 
www.le-fresnoy.tm.fr
Lire aussi : Le Centre du Fresnoy à Tourcoing, université de la video

D'autres informations dans le GuideAgenda
Imprimer l'article

exporevue accueil     Art Vivant     édito     Ecrits     Questions     2001     2000     1999     thémes     haut de page