l'ennui de l'intellectualisme et du minimalisme chic
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Je suis allée à la Biennale Internationale du Design de Saint-Etienne, c'était grandiose et très instructif, notamment pour ce qui est de l'état d'esprit actuel des designers. Les jeunes créateurs actuels, munis d'une ambition sans borne, ont tendance à se prendre pour des artistes, en créant des objets abscons et inutiles. Moi qui suis très matérialiste, j'ai tendance à penser que le design vise utile et astucieux, et que les objets doivent répondre à un besoin. Peut-être est-ce ce à quoi veulent répondre les créateurs avec leur manie du "2 en 1", c'est-à-dire la domination quasi-monopolistique du double objet, lit d'enfant et coffre à jouet, table et chaise, etc. L'idée ne se soucie guère du gain de place, mais l'ingéniosité prime sur le besoin réel, voire la pratique. Du reste, l'exposition m'a convaincue que les bons designers sont en fait les héritiers des ingénieurs du XIXème, ceux dont on peut admirer les créations et les innovations aux Arts et Métiers à Paris, et qui avaient aussi des préoccupations esthétiques dans les réalisations pratiques et ingénieuses.
C'est ce que m'a confirmé l'exposition qui se trouve actuellement à Beaubourg sur les travaux photos des époux Becher, sur les bâtiments et les paysages industriels européens et américains (Ruhr, Pays haut lorrain, Belgique, New York, l'Ohio, etc). Au départ, on comprend que les travaux de ces inspirés Tudesques aient d'abord intéressé les historiens du patrimoine industriel et de l'ingénierie. Mais l'organisation des photos exposées selon une typologie purement formelle et anhistorique (ce qui m'a évidemment au premier abord gênée en tant qu'historienne obnubilée par la chronologie) et surtout la qualité esthétique des prises de vue, l'investissement technique fondamental, la composition quasi picturale et en tout cas d'une rigueur architecturale, attestent bien comment la photo peut s'intégrer dans un champ ouvert entre documentaire et art ; de toute évidence, ce travail montre combien la question de l'appartenance ou non de la photo au domaine de l'art est oiseuse, en manifestant la qualité intrinsèque de l'art contemporain, lorsqu'il échappe à la triste limite de "l'expression personnelle" (que j'abhorre comme toute solution de facilité et approche de l'art dans l'ego dévastateur des artistes) et qui est, cette qualité, d'exprimer la déshérence et l'inhumanité d'une époque où les hauts-fourneaux remplacent les cathédrales : environnement délibérement vide des espaces industriels, exclusion de toute trace de vie autre que végétale, volontairement limitée car la plupart des photos ont été prises en hiver, sous un ciel bas, dans une nature nue, et avec, là encore voulu, le choix d'un brouillard en arrière-plan qui fait ressortir les "bêtes humaines" de l'industrie triomphante. Les hommes n'apparaissent jamais, sinon indirectement, dans la présence hagarde d'une voiture égarée et dont on sent qu'on a voulu éviter, en vain, la présence comme une verrue sur un verre lisse. Il me semble ainsi que l'art échappe brillament, avec des personnalités de l'envergure des Becher, à la platitude du patrimoine (notion typiquement contemporaine qui tend à devenir, là encore, totalitaire, et qui prévient le manque de créativité de l'époque actuelle, fige le passé en exaltant les objets au détriment des hommes, et contourne l'exigence scientifique des sciences humaines) tout comme à l'ennui de l'intellectualisme et du minimalisme chic.
Annick Peters-Custot Saint-Etienne, décembre 2004
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