photographies prises en Europe et aux Etats-Unis sur une période de 40 ans… …de véritables "sculptures anonymes"
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La première question que l'on se pose en découvrant les œuvres photographiques des Becher est celle de l'appréciation. En effet, comment apprécier ces photographies en noir et blanc ? Comment estimer ce répertoire de bâtiments industriels du XXe siècle ? Comment apprécier ces images réalisées depuis près de 40 ans, selon un procédé identique, objectif et neutre ?
Chez les Becher, le sujet est toujours placé au centre de l'image, sur un fond neutre, avec un point de vue frontal et surélevé, ce qui enlève toute distorsion. Le matériel utilisé est peu sensible, ce qui oblige un temps de pose élevé. Tous ces procédés, auxquels s'ajoute l'utilisation d'une chambre photographique à trépied, participent à la même volonté de neutraliser l'objet photographié. Pas d'histoires, ni d'anecdotes ; pas de mouvement, ni de présence humaine. Les bâtiments industriels sont répertoriés en séries thématiques : hauts fourneaux, tours de refroidissement, châteaux d'eaux, silos, etc. Les caractéristiques fondamentales de chaque structure photographiée sont mises en lumière par un tirage à grain fin.
Dès lors, ces ensembles photographiques sont-ils un recensement architectural occidental ? Un témoignage de l'évolution des constructions des usines et des fabriques au cours du XXe siècle ? Ou bien une variation de formes sur un thème donné ? Prenons l'exemple d'une série de "Châteaux d'eau / Wassertürme / Water Towers" réalisée entre 1970 et 1998. Quinze photographies sont disposées en trois rangées de cinq images, formant un ensemble de près de 2 mètres et demie de long. Observés ainsi, les différences formelles des châteaux d'eaux sont flagrantes. Certains sont étirés en longueur, d'autres sont plus tassés. Forme arrondie ou toit pointu, quatre colonnes en béton en guise de support ou structure métallique enchevêtrée…
Au premier coup d'œil, les photographies paraissent semblables. En fait, une observation appuyée fait découvrir au spectateur une variété surprenante. Cette diversité provient également du fait que ces bâtiments proviennent de différents patrimoines et de différentes époques. Ainsi, la première image a été prise en 1980 à Crailsheim en Allemagne, la huitième image en 1997 à Goole dans le Yorkshire anglais et la dernière à Herve près de Liège en 1971.
Bernd et Hilla Becher (nés respectivement en 1931 et 1934) se rencontrent dans les années 1950 à Düsseldorf alors qu'ils étudient à l'Académie des Beaux-Arts. Bernd est originaire de Siegen, dans la région fortement industrialisée de la Ruhr, région que Hilla, originaire de Potsdam, en Allemagne de l'Est, découvre en arrivant à Düsseldorf. Ils commencent leur collaboration en 1959, en photographiant ensemble des paysages industriels.
Il faut replacer la pratique artistique des Becher dans le contexte des années 1960. Artistiquement, cette période est marquée par le rejet de la spontanéité de l'Expressionnisme abstrait. L'idée d'un art objectif et direct, dédaignant toute subjectivité fait son chemin. La sculpture minimale et la photographique comme moyen d'expression neutre s'imposent alors. Ils partagent avec les artistes minimalistes et conceptuels un goût pour les séries et les variations, ainsi que pour des formes dépouillées et une démarche systématique.
Historiquement, cette époque est celle d'un difficile après-guerre pour l'Allemagne. Bon nombre de villes ont été fortement bombardés et le patrimoine architectural a souffert. Avec la reconstruction du pays, Bernd et Hilla Becher prennent conscience de la fragilité du patrimoine industriel. Ils décident de capter ces constructions menacées sur pellicule, comme pour les sauver de l'oubli.
"Les objets qui nous intéressent ont en commun d'avoir été conçus sans considération de proportion et de structure ornementales. Leur esthétique se caractérise en ceci qu'ils ont été créés sans intention esthétique. L'intérêt que le sujet à nos yeux réside dans le fait que des immeubles à fonction généralement identique se présentent avec une grande diversité de formes. Nous essayons de classer et de rendre comparable ces formes au moyen de la photographie…" expliquent–ils en 1969.
Ainsi, le choix des sujets est dicté par des considérations d'ordre esthétique. Avec d'une part, une recherche formelle et de l'autre, une préoccupation documentaire. Les images des Becher reflètent la réalité et la subliment en même temps. Ainsi, le rond et lisse "Gazomètre, Wessling/Cologne, Allemagne" (1983), le silo à céréales en bois typiquement américain ("Fort Loramie, Ohio, Etats-Unis", 1987), sans oublier l'extraordinaire tuyauterie du "Four à chaux, Rüdersdorf, Brandebourg, Allemagne" (1993) et l'imposant "Haut fourneau, Esch-Alzette, Terre rouge, Luxembourg" (1979).
Egalement dans l'exposition, une quarantaine de paysages industriels plus vastes, des vues d'ensemble de complexes industriels comme le touchant "Paysage industriel, Esch-Alzette, Luxembourg" et le "Paysage industriel, Knutange, Lorraine, France" (1971) où l'on distingue l'ensemble de l'usine avec ses cheminées fumantes, entourée par des collines verdoyantes.
Une centaine de photographies du complexe minier Zollern 2 à Dortmund-Bövinghausen, réalisé à la fin des années 1960, démontre une volonté documentaire de rendre compte d'un complexe industriel dans ces moindres détails. Cet ensemble nous présente la vie dans une fabrique qui semble d'un autre âge : halle aux machines, salle des chaudières, locaux d'enseignement, mais aussi détails des portes et des horloges, ainsi que maisons des ouvriers et des employés. Avec d'autres artistes et muséographes, les Becher participent avec ce projet à une initiative citoyenne pour la préservation du site.
Longtemps ignoré, le travail des Becher n'intéresse tout d'abord que les ingénieurs et les historiens de l'architecture. Aujourd'hui, leur œuvre est reconnu pour son intérêt à la fois historique, esthétique et photographique. Les Becher se placent dans la tradition d'une photographie documentaire et encyclopédique telle qu'elle fut pratiquée par Walker Evans aux Etats-Unis et Eugène Atget à Paris. Ce dernier s'était attaché au tournant du XXe siècle, à photographier un Paris originel qui disparaissait alors avec les travaux du baron Haussmann.
Depuis une quinzaine d'années, les Becher sont considérés comme les chefs de file d'un courant documentaire allemand, regroupant entre autres Andreas Gursky, Candida Höfer, Thomas Ruff et Thomas Struth. Tous ont été élèves à l'Ecole des Beaux-Arts de Düsseldorf, où Bernd Becher enseigna de 1976 à 1996.
A l'occasion de l'exposition du Centre Georges Pompidou, Bernd et Hilla Becher ont exploré leurs archives, redécouvrant des négatifs (plus 16.000 !), tiré de nouvelles épreuves et réorganisés les typologies existantes. Les photographies présentées proviennent de photographies prises en Europe et aux Etats-Unis sur une période de 40 ans. Les clichés des Becher sont bien plus que des témoignages d'un patrimoine industriel occidental menacé par la ruine et la démolition. Ce sont de véritables "sculptures anonymes".
Sophie Richard Paris, novembre 2004
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