Turner Prize 2005, exporevue, magazine, art vivant et actualité

Simon Starling nous offre un voyage poétique au cœur d'un monde obsolète, un monde où le temps prend son temps, et il nous met en lumière avec une grande douceur les paradoxes, les contrastes, les absurdités masquées du monde moderne, de la globalisation, de la production de masse et de la fuite en avant. Il le fait en baladin, en promeneur solitaire, en artisan. Son installation est à son image, une cabane en bois démantelée puis reconstruite, encore imprégnée des services qu'elle a rendus, elle nous parle, un peu, très peu, on imagine le désert, les campements solitaires… Plus loin, une caisse en résine transparente abrite une aquarelle géante représentant un cactus, et derrière celle-ci, un vélo écolo, bizarre, rallongé, muni d'un système hybride de propulsion hydrogène oxygène, et d'une bouteille d'eau, celle-là même qui lui a permis de peindre l'aquarelle, dans le désert espagnol des Tabernas, nous rappelant les western-spaghetti. Plus loin encore, une série de quatre impressions au titane, quatre paysages identiques de carrières sud-africaines appelées "one ton", carrières dont on a dû extraire une tonne de roche pour produire les dix grammes de titane nécessaires pour ces œuvres…
Tout cela évoque sa démarche de créateur hors du temps témoin de l'absurde (inaccessible sans explications), impliqué dans ses actes bien au-delà de la pensée. Il écrit sa révolte au combien silencieuse avec ses gestes, ses promenades, ses constructions de poète écolo, humble et sobre. Efficace pour qui sait s'arrêter, et prendre son temps…

Darren Almond s'intéresse à la mémoire, au temps et à l'espace, dans les sphères privées comme dans leur aspect social. Présentation émouvante de quatre vidéos, sur l'une rayonne un gros plan du visage d'une vieille femme, sa grand-mère, dans l'hôpital où elle est soignée à la suite d'une attaque cérébrale. Comme chez Viola, on ressent toutes les émotions traverser cette femme dont les souvenirs affleurent et semblent filer au gré de sa mémoire. Elle passe de l'absence au sourire perdu, de l'amertume à la plénitude, elle rêve et vit dans un ailleurs qui nous renvoie à nous-mêmes, à nos grands-parents aux époques révolues de nos anciens. A côté, une autre vidéo, image un peu atténuée, proche d'un autochrome de Lartigue, une esthétique qui sent la mémoire, le flou du souvenir, le rêve, son rêve. Ce film évoque des danseurs mondains, élégants, dans une salle de bal vide au parquet ciré, ils dansent avec maîtrise et nous donnent une sensation de grâce rare, on ne voit que le bas de leurs jambes, leurs chaussures raffinées, une jupe longue, et pourtant on devine le tout. La musique nous emporte, lancinante, mélodie simple et répétitive, notes de piano, douces et cristallines, comme une mélopée qui nous envahit et nous berce.
En face, la vidéo d'un moulin résonne du bruit sec et régulier de ses pales illuminées, allusion à la fête ou au temps qui s'égrène et nous achemine inexorablement vers la fin? Vanité des vanités. Illusion de vie pour une mort inéluctable… Seule la mémoire reste. La nôtre et celle des nôtres. Installation poignante, envahissante et subtile, le temps s'est arrêté, Darren Almond s'adresse à nos sens, à notre nostalgie, à notre conscience de la vie et de la mort. Installation poignante, envahissante et subtile, le temps s'est arrêté, arren Almond s'adresse à nos sens, à notre nostalgie, à notre conscience de la vie et de la mort.

Gillian Carnegie, historienne d'art a choisi le pinceau comme outil descriptif de la peinture, de ses possibles, de ses multiples champs d'application, et de ses sujets.
Elle peint, inlassablement, elle peint tout, de toutes les manières, seul l'intéresse l'acte de peindre, elle le fait avec brio, sans repentir, sans fil conducteur autre que l'expérience et la recherche de la "persona", présence inéluctable de l'artiste dans son œuvre. Elle s'attaque aux monochromes et les détourne, les nourrit d'un sujet, au contraire de la réalité habituelle à cette forme artistique, son "Black Square", au lieu d'être muet, offre un sous bois organique, charbonneux, le geste y est très fouillé, présent, presque organique. Ses culs sont fascinants de force et de sensualité, elle en fait une série, tous dissemblables dans le geste, la touche du pinceau, l'approche de la couleur, l'épaisseur, et pourtant ils traduisent la même "persona", la même présence de l'artiste, de ce qu'elle porte en elle. Des arbres presque cubistes, des allées de maison de campagne impressionnistes, des formats minuscules à côté de formats géants, accrochage éclectique d'une sélection de ses œuvres en apparence sans fil conducteur aucun.
Et pourtant, c'est dans ce travail-là, et dans la série des culs "bottoms", que devient limpide toute la portée de la démonstration du travail de "meta-peinture" de Gillian Carnegie, dont on comprend alors mieux l'ambiguïté de la recherche et la présence ici.

Jim Lambie explose de couleurs, de vie, s'enracine dans la culture pop, il détourne les objets courants, le kitsch et les métamorphoses en pirouettes adolescentes et vivifiantes. Il priorise l'expérience sensuelle sur l'aventure intellectuelle, aime l'improvisation, se nourrit de tout ce qui est à sa portée, ludion, acteur d'une architecture vivifiante.
Le sol, vaste damier cinétique, fait d'un assemblage de bandes de ruban adhésif, grises, noires, argentées et blanches sert de plateforme à ses "sculptures" colorées, des oiseaux de contes de fées en résine, dégoulinant de couleurs primaires, jusqu'à en couvrir le sol, portant des sacs de femmes recouverts de miroirs en éclats. Sur le mur, une immense tâche de Rorschach, "The Brink" (au bord de …), faite de silhouettes sombres de personnages sur un pont ou une balustrade.
Une installation tonique, joyeuse, sans autre portée que le plaisir des yeux et la sensation de revenir à l'adolescence aux années 60 et à la légèreté.
Ce Turner Prize surprenant, un peu abscond, nécessite une démarche d'analyse attentive pour l'apprécier à sa juste valeur.