Et le gagnant est : Jeremy Deller
Plus que jamais, ce Turner Prize 2004 montre un engagement fort vis à vis de notre monde complexe et nous immerge dans différentes réalités, loin des généralités formatées de la presse et des shows télévisés. Positions politiques fortes de Jeremy Deller avec son film dans la mouvance de "Fahrenheit 9-11", voyage aux frontières des mondes de l'au-delà, dans les témoignages d'E.M.I (expérience de mort imminente) de Kutlug Ataman's, présence froide et implicite des ONG sur fond de maison d'Oussama Ben par Langlands et Bell, et enfin, univers apparemment séduisant de Yinka Shonibare et de sa vision post-coloniale humoristique cachée derrière un travail élégant, intelligent et coloré. Intense, contrasté, dynamique, le Turner Prize 2004 nous laisse sans voix, avec des sentiments mélangés et un fort désir de revenir aux prochaines récompenses.
le Turner Prize 2004 nous laisse sans voix |
Jeremy Deller, "Cop with Flowers" (policier avec fleurs), San Antonio, Texas 2003 Courtesy of the Modern Institute, Glasgow © the artist
Jeremy Deller, le gagnant 2004, est "le catalyseur de projets commandos, d'événements à la croisée des mondes et s'intéresse aux abords des grands courants".
A l'entrée de l'exposition dont il assure l'introduction, il a écrit sur un immense mur blanc, au feutre, un schéma complexe, fléché, émaillé de mots apparemment sans corrélation évidente, comme le ferait un étudiant plongé dans l'ennui d'un cours insignifiant, en suivant le chemin étrange de ses pensées ; lien artificiel entre des idées et des groupes sociaux très déconnectés les uns des autres. "Acid House, Brass Bands, Ibiza, Psychics" inspirés de l'écoute de Kraftwerk, et "Advanced Capitalism", tout cela étant relié par les tracés de la "Route 66 ou 208". Au centre de la pièce, à la disposition des visiteurs, la culture en partage : "La vie de Brian Epstein», manager des Beatles, mort jeune, "La commission 9/11, jour par jour, heure par heure, minute par minute, seconde par seconde", "le Texas portable handbook". Etrange mélange de genres, de documents, ces touches impressionnistes nous préparent à regarder autrement la guerre désastreuse entre les USA et l'Irak, en fixent un de ses ancrages au Texas, avec son pétrole et son ambiguïté, et nous livrent Bush sous un jour pernicieux dans le film "Memory Bucket". Vision éparse et amenuisante d'un Bush aimé des gens simples pour ses goûts simples, perfide personnage dont l'apparente bonhomie cache un empire du mal. Deller ne dénonce pas, il suggère, il relie les mondes, et c'est à nous de nous éveiller et de dire NON à ce système endormissant et corrompu. Il nous montre la réalité telle qu'elle peut apparaître, complexe, éclatée, et faussement simple, et manichéenne. Seule vision violente de ce film à mon sens : L'envol hurlant de chauves-souris, qui m'ont évoqué deux visions apocalyptiques, et peut-être prémonitoires, celle des "Oiseaux de Hitchcock" et celle de "Nosfératu". Kutlug Ataman, Still from Women Who Wear Wigs 1999 Courtesy the artist and Lehmann Maupin Gallery, New York
Kutlug Ataman nous projette dans un monde bien différent, autre vision, autre perspective, il nous emmène aux confins de notre monde, et livre six témoignages bruts de E.M.I (Expérience de mort imminente). Six témoins racontent, lentement, sereinement, paisiblement, ils parlent de leur mort passée, de leur résurrection, comme d'une évidence apaisante, qui a rendu leur vie différente, intense et confiante.
Témoignages sobres, plans rapprochés, aucun effet spécial, les bruits de la vie, de la rue sont à peine filtrés, ces lents monologues, en résonance l'un par rapport à l'autre, semblent n'être que les différents éléments d'un même message, d'une même histoire, partie du Tout. La mise en scène, intercalant les écrans et les voix dans un même espace renforce encore davantage ce sentiment paradoxal de dissonance et d'unité, ce sentiment de toucher l'Universel, le Tout auquel tous se réfèrent. Des phrases simples émergent ; "L'Ame, c'est le secret de Dieu", "On ne peut parler que de ce que l'on ressent", "Dieu efface la Connaissance de ton esprit quand tu arrives dans ce monde"… Etrangement, la position des écrans oblige les visiteurs à passer entre projecteurs et écrans créant ainsi des silhouettes fantomatiques récurrentes, ombres de vie, silencieuses et humaines. Nous avons dans cette performance une sensation d'assister à des monologues intérieurs, d'être les témoins étrangers de ces êtres reliés par une même histoire, et reste ancré en moi, en premier lieu, leur regard, un regard commun, étrangement intense, tourné vers l'intérieur et en tout cas vers un monde qui n'est pas le nôtre. La seule exigence de cette installation est notre écoute, patiente, attentive et sans jugement, et le temps d'absorber un peu de cette vision de la vie. Langlands & Bells, Still from NGO 2003 Courtesy of the artists and the Trustees of the Imperial War Museum
Langlands et Bells nous emmènent dans une vision légère, sobre, suggestive. Ils évoquent, effleurent, et n'imposent rien au risque d'en devenir abscons. "Ils explorent le lien entre les gens, l'architecture, et les systèmes de code, d'échange et de circulation qui nous entourent".
L'exposition commence par une roue de néons colorés, allumés par petits groupes en alternance, dont les heures seraient les initiales des principaux aéroports du monde. LAX, CDG, LDN…, suivent d'élégants drapeaux marqués aux abréviations d'Organisations Non Gouvernementales obscures ou réputées. Logos s'enchaînent, élégants, sobres, initiales esthétiques masquant d'autres réalités, respirant le marketing et la richesse feutrée des pays riches. Aucun mot, des signes révélant des concepts froids. Et toujours cette élégance lancinante… si froide qu'elle en viderait tout le contenu de sa substance. Envahissant cet espace glacé, puissante et envoûtante, monte une prière coranique, bruyante, dont on apprend en quittant l'exposition qu'il s'agit de celle qui fut enregistrée à la Cour Suprême de Kaboul lors du procès du 15 Oct. 2002, on n'en saura pas plus… Seule émotion que j'ai ressentie dans cette performance purement conceptuelle où l'engagement est trop éludé pour toucher les esprits. Clin d'œil cependant, la maison dite d'Ussama Ben Laden, détruite par des bombes nous sert de jeu vidéo interactif, et nous pouvons endosser l'espace d'un instant, sans grande conviction, la tenue de l'adolescent actuel moyen et jouer au kamikaze dans cet espace virtuel. Quelques images de guerre se succèdent en diaporama, tout cela livré brut, impartiale vision de destruction, sur fond de panneaux des fameuses ou obscures O.G.N. Laconique information, une pièce est annoncée manquante de cette présentation pour ne pas interférer avec le procès de Faryadi Sarwar Zardal. Sec, sans démonstration, pur "understatement anglais". Yinka Shonibare, Still from Un Ballo in Maschera (A Masked Ball), 2004, Commissioned for the Moderna Museet, Stockholm. Produced by Moderna Museet and Sveriges Television. Courtesy Stephen Friedman Gallery, London
Yinka Shonibare clôture ce voyage contrasté, le "Dandy africain" tel qu'on le surnomme, exprime sensualité, énergie, humour, instinct, sophistication, mystère, et joie, tout cela sous la profonde influence mixte de ses racines ougandaises et de son éducation anglaise…
C'est la partie étourdissante du Turner Prize, ma préférée, elle explose et nous captive. "Je veux produire quelque chose de bien plus excitant et ludique, et cela avec un grand sourire…". Son travail veut inspirer et surprendre, laisser sans voix, exprimer l'ambivalence et les contradictions. Ses créations sont séduisantes et déstabilisantes. Elles questionnent les notions de goût et de classe sociale, il aime entre autres utiliser des tissus populaires, batiks africains d'origine hollandaise, achetés sur les marchés, et les transformer en pièces uniques et luxueuses, hors de prix, réintégrées dans des tableaux de la haute société anglaise. La performance commence par une installation décadente et joyeuse inspirée de «La balançoire de Fragonard", un mannequin sans tête, allusion possible à la révolution française, exprime la joie pure du désir, sans contrainte, sans jugement. Cette fille de joie élégante dans une robe du XVIIème siècle marquée du sceau de Chanel… exulte, légère et savourant la vie. Face à elle, un mur entier couvert de 74 tondos, colorés, mêlant tissus africains colorés et acrylique. Composant une fresque explosive de couleurs, de vibrations, sans autre vocation que le plaisir pur… Rythme, joie, liberté… Sa troisième œuvre est plus complexe : Un ballet de 20 minutes monté en boucle, retrace l'assassinat de Gustave III, roi de Suède, en 1792, lors d'un bal masqué. Fascinante chorégraphie, lente, étonnamment silencieuse. Seuls se font entendre les bruissements des costumes qui se croisent, le souffle des danseurs, les talons des acteurs sur le parquet, et leurs claquements de mains comme des percussions. Les musiciens jouent de leur instrument sans qu'aucun son ne nous parvienne, et font de nous des spectateurs de l'invisible, de l'au-delà, d'un monde disparu dont seuls quelques signes nous atteignent. Le personnage du Roi est un être androgyne, qui meurt et renaît inlassablement comme la Phoenix de ses cendres.
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Lire la version complète du Turner Prize 2004 en anglais
Turner Prize at Tate Gallery London, 20 October to 23 December 2004
daily 10.00 to 17.40, admission fee £4.50, www.tate.org.uk , tube: Pimlico (Victoria Line)
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