Commentaire sur la conférence et l'exposition de Tove Adman
"… au commencement il y eut le chandelier de cire, métaphore de la fin de l'objet…"
 
 
Cette exposition à la Galerie de l'Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Caen, tout aussi remarquable que la personnalité et les réalisations de Tove nous a permis de l'écouter expliciter son cheminement dans sa pratique des objets à partir de la sculpture, évoquer ce que nous pourrions appeler un détournement du champ sémantique de l'objet design, et inscrire sa production actuelle dans des choix qui correspondent à son engagement en tant qu'artiste dans la société nord-européenne, puisqu'elle vit et travaille en Suède.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tove Adman

 

Tapis en béton
Crédit photo Fafner

 

 

 

 

 

 

 

 

Tove Adman

 

Chandeliers en béton
Mise en place de l'exposition
Crédit photo EBA Caen

Tove Adman
 
exposition Tove Adman
 
 
La pratique débute par l'outil et l'outil, qui est le prolongement de la main, doit être adapté, or, dit Tove, "j'ai trouvé que les outils étaient souvent conçus par et pour des hommes". Il y a donc nécessité à se ré-approprier les outils, par la création d'objets, en quelque sorte sur mesure. De ceux que nous avons pu apprécier en les ayant quelques instants entre les mains, la féminisation de l'outil passe, pour Tove par une "sensualité", morphologique (formes courbes), et tactile (l'outil protégé doit être ôté d'une housse zippée qui laisse présager, au plus serré, de sa forme, puis il est fait de pièces de bois assemblées et patinées).

Ce détournement du patrimoine (au sens premier de ce qui est transmis par le père) est extrêmement troublante, d'autant plus que ce sont des "outils-prétextes", dont on ne peut faire usage ; pourtant dans la beauté que leur aurait conférée une sollicitation en tant qu'outils, ils se seraient patinés pareillement, à n'en pas douter. On pense là à tous ces objets symboliques que nous ont livrés l'archéologie, ou l'ethnologie pour des cultures plus contemporaines.

Ce sont le plus souvent des symboles d'exercice du pouvoir, mais qui peuvent être précisément des répliques d'outils, tant l'outil est l'objet qui nous fait mesurer l'anthropisation. Regard critique de l'artiste se situant d'emblée entre la sculpture d'art unique et l'objet design reproductible dans un but économique, cette mise à distance de l'outil en tant qu'objet fonctionnel amorce-elle une distanciation humoristique qui citerait, par exemple l'objet Dada, ou est-ce un rituel d'appropriation sans détour d'artefacts devenus muets ?

Ayant ainsi forgé son propre vocabulaire Tove-designer travaille à revisiter des objets faisant partie de notre quotidien mobilier. Avec les sièges, elle privilégie le jeu sur l'humain-usager, acteur face à l'objet, jusqu'à rendre ce dernier impraticable. En effet, si sa forme, ergonomique à l'extrême, donne le désir d'entrer en contact avec ses sièges, de faire la démarche de s'asseoir, de s'approprier l'objet, on ne peut, dans les faits y demeurer assis. Or le siège est typiquement l'objet de l'homme sédentaire.

Puis, comme au commencement de tout foyer, il y eut le chandelier, "Lucifer - porteur de lumière", traditionnellement en métal soigneusement ébarbé, ou en bois chantourné, de forme verticale à piédestal si caractéristique. Le chandelier de Tove, s'il emprunte à cette tradition, est en premier lieu de cire, comme une métaphore de la fin de l'objet, qui se consumerait, éphémère, dans une confusion entre usage et fonction. On pense à la technique de la fonte à la cire perdue, comme à une étape intermédiaire de la recherche et on attend du sculpteur que le rapport alchimique au matériau choisi trouve son aboutissement en un objet solide et durable. Là, dans sa logique de l'extrême face à une définition  esthétisante de l'objet-design, Tove moule des chandeliers de béton armé, gris et brut de démoulage.

Pourquoi ne pas proposer alors d'acquérir, également pour le confort de la maison, un tapis de béton fait de dalles multiples qu'il est possible d'assembler à l'infini suivant un motif floral décliné soit en bordure, soit comme motif central ? 

 On le sait, le béton est un matériau difficile à travailler mais, comme de la pierre reconstituée, on peut le patiner en surface, c'est alors le béton doux du tapis-dallage, froid mais chaleureux, comme le serait une glaçure de verre ou un émaillage par les arts du feu.

Pour toutes ces raisons, on se remémore les débuts des "arts décoratifs", ou "art and crafts", notamment dans les pays du Nord de l'Europe comme la Suède, préfigurant le design industriel au service de l'agrément domestique ; maintenant la filiation avec le patrimoine par l'emploi de matériaux "nobles", non encore dérivés de l'industrie. Le travail de Karin Larsson, épouse du peintre Carl Larsson dans les années 1880/1900 par exemple, développe l'harmonie par l'ornement. Les réalisations de Tove Adman semblent s'inscrire "en réaction" de cette tradition artistique, tout en se jouant de ces références culturelles.

C'est d'ailleurs dans une petite unité de production que le label "Fafner" est devenu une entreprise de conception et de réalisation des objets de deux designers, dont Tove a la direction. A bien des égards, on peut qualifier ce travail de design de recherche. Faisant appel à des laboratoires industriels, des grands fabricants, pour résoudre des problèmes de mise en œuvre des matériaux tels que le béton, les plastiques - imaginons, par exemple, la difficulté pour fabriquer l'un de ces plateaux colorés en plastique et caoutchouc embouti - "Fafner" est l'un de ces lieux, en Europe où l'on repose, à chaque objet fabriqué, la question fondamentale du rapport entre l'objet d'art, l'artisanat et l'industrie. Une unité, en réalité artisanale, de production de design de recherche diffuse sur le marché, de manière très confidentielle d'ailleurs, des objets dont la facture est industrielle, dont les matériaux, contemporains, sont empruntés à l'industrie. Repenser, en général, la production et la diffusion des biens culturels, mais aussi revisiter ces classifications sont devenus des urgences, car nous sommes dans une crise morale et matérielle de la production industrielle. La contribution de l'Ecole d'art se situe certainement là, dans cette possible transversalité et réinvention des rapports.

Dureté, aridité, voire hostilité des matériaux retenus… les petits verres à liqueur blanc ou noir opaque moulés en silicone hésitent entre le coquetier et la forme molle du design tendance années 70. Tove explique que les verres blancs sont réservés à l'alcool de grande diffusion, tandis que les noirs peuvent "paraître hostiles", accusés qu'ils seraient de pouvoir "transformer la boisson en poison" car ils sont réservés à la consommation de  breuvages de contrebande, achetés "au noir". Le travail du chercheur en design est une œuvre alchimique.

De la même manière, les lustres en fil de fer barbelé mènent une double vie. Selon l'artiste le choix du barbelé symbolise explicitement "les camps de prisonniers", c'est le matériau de la restriction de l'espace de liberté. Or le lustre en fil de fer barbelé a la morphologie du lustre cette fois encore, rassurant par son aspect traditionnel mais lorsqu'il est allumé, la magie s'opère, comme si les petites ampoules, donnant un caractère fragile et vibratoire à l'objet presque dématérialisé, lui prêtaient fonction de chapelle ardente, d'espace sacré.

Dans les travaux réalisés sur la production de l'artiste par les élèves du cours de Design graphique concernés par cet atelier, des documents ont été édités par l'Ecole. L'un d'eux, pochette en carton gris avec des petites cartes représentant des objets imprimés en gris est un écho à cette sobriété des matériaux brut de l'artiste ; l'autre exacerbe le penchant auto-critique du travail de Tove. En effet, c'est par des pictogrammes de mise en garde que l'on apprend que l'on peut se faire assommer par un chandelier en béton armé, qu'il faut éviter de passer sous le lustre barbelé, qu'enfin, il est fortement déconseillé de se pendre au fil de la lampe-ampoule en béton.

L'art n'a pas de limites, il peut faire se transformer l'espace, se transformer en lieu du crime, comme dans un jeu de "Cluedo" . Les artistes nous en ont prévenus depuis plusieurs décennies maintenant, l'objet d'art transformé en objet de consommation peut être dangereux pour celui qui en fait mauvais usage ; notre foyer, notre quotidien glisser vers le dramatique, si nous ne prenons pas garde à réinvestir l'objet de sens… glissement sémantique de l'objet–design, détournement ironique du travail de Tove capté ici jusqu'à son essence sado-masochiste, voire auto-destructeur.

En manière de conclusion à cette conférence en lien avec l'Exposition de Tove Adman à la Galerie de l'Ecole, nous avons suivi le conseil rassurant de Thierry Weyd à ses étudiants, "fréquenter les lieux rares de diffusion de ces objets, également dans le but de consommer", pour que les designers puissent continuer à "disposer de moyens pour inventer".

Je me suis rendue, dès après le vernissage, à la boutique caennaise "Pure Galerie, art et design", découvreurs du travail de Tove en France, afin d'acquérir un verre à "Aquavit" en silicone (et devinez de quelle couleur ?) consciente maintenant de l'importance, non pas de posséder un objet parmi d'autres multiples, mais d'acquérir un contact physique et sensible, privilégié, avec celui-ci.
Corinne Peuchet
Caen, décembre 2005

Galerie de l'Ecole supérieure des Beaux-Arts de Caen, jusqu'au 15 janvier 2006.
Artiste invitée par Thierry Weyd, dans le cadre du Festival des Boréales.

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