Le pli originaire
chez les avant-gardes et les postmodernes

Bernard Tschumi

Bernard Tschumi, Parc de la Villette, 1987

Les avant-gardes (fin 19ème-début 20ème siècle) ont accéléré le "dépliage" de l'œuvre dans la spatialité du Gesamtkunstwerk, ont développé l'idée d'un spectateur englobé dans l'œuvre, décrit par Rosalind Krauss par la notion de "sculpture dans le domaine augmenté" (October, n. 8, Cambridge, Mass). Par là même, elles ont développé une théorie du pli spatial et non plus seulement comme motif.

Il existe une notion de pli non formaliste, d'un pli comme forme originaire, avant la forme. Elle est développée par les avant-gardes en lien avec le langage poétique. Le passage de la composition plus classique à la dissonance s’est traduit par une réflexion sur les liens entre éléments formels, à l’image de l’articulation du langage. Loin de la notion de pli clairement articulée (visible dans certaines sculptures de Katarzina Kobro), ce sont d’autres formes plus libres et disjointes qui sont recherchées. Les Compositions architecturales de Władysław Strzemiński, où coexistent deux plages de couleur, sans qu'une figure n'émerge sur un fond, se rapprocheraient de cette notion de pli d'avant le langage (plastique en l'occurrence) articulé.

Articulation originelle du langage chez les avant-gardes

Donnons deux exemples d’intuitions avant-gardistes d’un pli comme articulation originelle du langage. Le premier exemple est la collaboration du poète futuriste russe Alexeï (Elisséïevitch) Kroutchenykh (1886-1968) (par ailleurs également dessinateur et acteur) et du peintre Kasimir Malevitch pour l’opéra futuriste russe La victoire sur le soleil en 1913 au Luna-Park de Saint-Petersbourg. Kroutchenykh écrit le livret en zaoum, qui dissocie les mots en syllabes, onomatopées, en cherchant à souligner les parallèles entre le texte littéraire, la partition musicale et les arts graphiques. Avec Vélimir Khlebnikov, il est considéré comme l'inventeur de ce style poétique, et ils écrivent ensemble des manifestes sur la poésie et l'art. Le prologue de La victoire sur le soleil fut d'ailleurs ajouté par Khlebnikov. (Notons que la musique de l'opéra a été écrite par Mikaïl Matiouchine, et les décors furent exécutés par Kasimir Malevitch). Khlebnikov travaillera ensuite avec Tatlin sur l’opéra Zanguezi en 1923 : ce travail est plus tardif mais plus développé sur le lien théorique entre poésie et architecture.
Le deuxième exemple d'expérimentation est celui de Vladimir Kandinsky, qui avec sa mise en scène de Sonorité jaune (der gelbe Klang) entre 1909 et 1912 (représentation prévue en 1914 à Munich mais annulée), cherche également le son pur, la forme pure. Il pense que la déréalisation du sujet, les dissonances, et l’hétérogénéité doivent casser les formes traditionnelles de composition. Il souhaite dépouiller le langage verbal de ses conventions sémantiques, pour le réduire à un simple matériau sonore.
Le pli en tant que forme disparaît, tout comme les notions d'articulation, de composition. Le pli d'une origine du langage est expérimenté intuitivement avant l'heure par les artistes, dans une recherche de réalisme, en rejetant la métaphysique d'un infini. (Notons tout de même que chez Kandinsky, le spirituel de la couleur et des symboles subsistent, ainsi qu'une sorte d'unité intérieure). Ces recherches seront importantes pour les théories philosophiques de l'après-modernité, que l'on nomme postmodernes, notamment les écrits de Jacques Derrida.

Le pli chez Jacques Derrida

En référence à Heidegger, Derrida développe une théorie du signe sans origine, de la trace. Contre une pensée logocentrique (centrée sur la parole), existant depuis Platon, Derrida se propose de faire échec à l'histoire métaphysique fonctionnant sous le mode d'oppositions. Il élabore une théorie de la déconstruction, qui remet en cause le fixisme de la structure pour proposer une absence de structure, de centre, de sens univoque. La relation directe entre signifiant et signifié ne tient plus et s'opèrent alors des glissements de sens infinis d'un signifiant à un autre. Cette chaîne de signifiant à signifiant, infinie, se traduit par un jeu sans fin et ouvre le texte, le déplace, le rend mouvant. Par sa théorie de la "dissémination" du sens, contre les dualités classiques, les idées de Derrida poursuivent un travail de critique sur la monumentalité initié par les avant-gardes. Les formes « déconstruites » peuvent par leur configuration et par leur matérialité faire référence à de multiples éléments hétérogènes du contexte, du proche au lointain, qui participent du sens de l’expérience. La non hiérarchie repose en particulier sur l’absence de centre.

L'exemple de Bernard Tschumi en architecture

L’architecte Bernard Tschumi s’est inspiré des théories de Derrida pour développer ses recherches, notamment lors du projet du parc de la Villette (Concours en 1983, Inauguration en 1987). Comme pour les avant-gardes, ses recherches se sont développées à l’image de ce qui se passait dans les champs périphériques (littérature, cinéma, performance…). On observe une ouverture du sens fonctionnel et une ouverture spatiale sur l’environnement, par la multiplication des espaces interstitiels. Ces espaces non programmés pour une fonction précise sont ouverts aux usages fluctuants. La fermeture n’est pas simplement remplacée par l’ouverture du plan libre moderne, mais le mur est mis en tension, déchiré, plié. Les nombreux chemins mis en place par Bernard Tschumi au Parc de la Villette illustrent une volonté de multiplier les points de vue sur l’espace à grande échelle. Au lieu d’un point de vue unique avec une perspective cadrée, les foyers sont répartis afin que le spectateur se déplace dans toutes les dimensions. Tschumi développe ces caractéristiques par l’aspect cinématique, plus contemporain.

En dessinant un lien entre les recherches de certaines avant-gardes et les recherches postmodernes, nous laissons de côté les travaux plus absolutistes de la Modernité. Certaines recherches du mouvement moderne, comme celles de Katarzina Kobro, et a fortiori de Władysław Strzemiński, nous intéressent néanmoins car ils sont à la lisière de la postmodernité. Yve-Alain Bois pense que Kobro et Strzemiński ont déjà par intuition basé leur méthode sur une extrême disjonctivité syntaxique, pour éviter la figure à tout pris, par le matériau et la couleur par exemple, qui déconstruisent le volume. (Yve-Alain Bois, "Strzemiński and Kobro : In search of motivation", in Painting as model, Cambridge : The MIT press, 1990).
 
Laurence Kimmel
Paris, juin 2013
 
 
Lire aussi : "Une théorie du pli moderne chez Katarzyna Kobro et Władysław Strzemiński : réminiscences du baroque" et "Le pli dans l'architecture d'Álvaro Siza"

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