Une théorie du pli moderne
chez Katarzyna Kobro et Władysław Strzemiński : réminiscences du baroque
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Katarzyna Kobro

(Image 1) Katarzina Kobro, Sculpture spatiale, 1928, Centre Georges Pompidou (photo de l'auteur)

 
 
 
 
La théorisation importante sur la notion d'articulation entre formes, et en particulier du pli, date des avant-gardes (fin 19ème-début 20ème siècle). Elles ont accéléré le "dépliage" de l'œuvre dans la spatialité du Gesamtkunstwerk, développé l'idée d'un spectateur englobé dans l'œuvre, décrit par Rosalind Krauss par la notion de "sculpture dans le domaine augmenté" (October, n. 8, Cambridge, Mass, Spring). Les travaux des artistes Władysław Strzemiński et Katarzina Kobro sont. Kobro (1898-1951) est une artiste constructiviste polonaise, connue pour ses sculptures géométriques et colorées. Władysław Strzemiński (1893-1952) est peintre, théoricien de l'art polonais et un des penseurs du constructivisme. Les écrits des deux artistes sont par exemple rassemblés dans les ouvrages L'espace uniste, écrit sous la direction d'Antoine Baudin et de Pierre-Maxime Jedryka (Lausanne : L'Age d'Homme, 1977) et Constructivism in Poland 1923 to 1936, écrit sous la direction d'Hilary Gresty (Londres : Kettle's Yard Gallery, 1984). Sur la base d'une analyse historique des plis égyptien, gothique, et baroque, les artistes développent une théorie du pli comme créateur d'espace à grande échelle, voire comme espace infini, dans une veine moderniste utopique.
Je souhaite montrer que la notion de "pli" est au centre de leurs théories modernistes, même s'ils ne parlent pas de "pli" concernant leurs œuvres. Leur vision découle de leur analyse du pli baroque, et aussi gothique. Le propos est donc centré sur ces deux artistes et le type de modernité auquel ils ont abouti dans les années 20. (voir image 1)

L'idéal moderniste

Les passages théoriques de la sculpture à l'architecture (et une timide tentative pratique) sont présents dans les travaux de Strzemiński et surtout de Kobro. Ils imaginent un fonctionnalisme radical basé sur la phénoménologie de l'espace et non sur une typologie de bâtiments. Citons un texte de 1931 : "Le plan et les coupes du bâtiment n'ont pas de valeur par eux-mêmes mais seulement en tant que structures qui orientent les déplacements de l'homme, en tant que rythme spatio-temporel de la vie de l'homme dans son activité quotidienne" (Strzemiński, Kobro, "La composition de l'espace. Les calculs du rythme spatio-temporel", 1931, in L'espace uniste). Il s'agit d'une des premières et rares théories artistiques moderne qui prend en considération le mouvement de l'homme. D'un côté, ils cherchent la pureté d'un espace infini et homogène ; de l'autre côté, ils ont un discours sur le dynamisme, et une pratique plastique qui y est liée.
Concernant l'idéal moderniste recherché, Kobro et Strzemiński cherchent essentiellement à casser le bloc de la sculpture classique (idée assez répandue chez les avant-gardes). Le problème le plus important est "le rapport de l'espace contenu dans la sculpture à l'espace situé hors de la sculpture" ("La composition de l'espace", in L'espace uniste). Pour eux, l'espace intérieur et extérieur de la sculpture est unifié. Dans l'espace qu'ils ont nommé "uniste", chaque partie est équivalente, comme la société socialiste à laquelle ils aspirent (Yve-Alain Bois, "Strzemiński and Kobro : In search of motivation", in Painting as model, Cambridge : The MIT press, 1990, p. 135). Dans "La composition de l'espace)", Kobro et Strzemiński écrivent : "La sculpture (uniste) sculpte l'espace, en le condensant dans les limites de la zone sculpturale. La sculpture uniste, basée sur l'unité organique de la sculpture et de l'espace, ne veut pas que la forme soit un but en soit, mais uniquement l'expression des relations spatiales. Nous obtenons l'union de la zone sculpturale avec l'espace en ouvrant les formes spatiales sur l'espace de manière à ce que l'espace intérieur des formes spatiales s'unisse directement à l'espace environnant. L'espace pénètre ainsi à l'intérieur de la sculpture, la traverse pour l'unir à l'espace infini. L'espace extérieur pénètre les formes spatiales, les traverse toutes, les unit les unes aux autres et s'ouvre dans toutes les directions." ("La composition de l'espace)", in L'espace uniste, p. 106). Ils imaginent un entrecroisement de lignes et plans, jusqu'à l'infini. "Chaque forme de la sculpture s'inscrit dans un système de trois directions principales. Nous pouvons prolonger chaque ligne droite à l'infini, de sorte que chaque forme se prolonge potentiellement dans l'espace et donne l'impression de couper l'espace infini…" ("La composition de l'espace)", in L'espace uniste, p. 106). (voir image 2)
Le pli permet cette ouverture sur l'espace, avec deux plans virtuellement infinis. Mais le pli même est localisé. Pour éviter une singularité locale de la forme, qui crée une attention sur ce pli et empêche l'unification de l'espace, Kobro crée des jeux sur les limites des plans, qui coïncident d'un côté dans un souci d'unité, et sont décalés de l'autre pour rompre avec une quelconque centralité. Cette utopie d'un espace unifié trouve ses limites également par la prédominance de trois directions privilégiées et les polarités créées.

Le pli baroque

Ils admettent eux-mêmes ne pas pouvoir se détacher de la théorie du pli baroque pour développer leur conception moderne. Yve-Alain Bois les cite dans l'article "Strzemiński and Kobro : In search of motivation" : "Nous pensons toujours baroque" (article publié dans Painting as model en 1990). Résumons le cheminement de la pensée des artistes dans leur texte "La composition de l'espace" : Après l'analyse et le rejet de la sculpture comme volume compact, ils considèrent dans un second temps les efforts de la sculpture gothique pour lier ses formes à celles de l'espace externe, en l'occurrence celle de son espace architectural. Mais, lorsque cette sculpture est soutirée à son contexte environnemental, ils n'y voient qu'une sculpture-volume, comme dans la sculpture égyptienne. Finalement, tout en reprochant à la sculpture baroque, composée d'un volume central duquel émergent des protubérances, d'avoir conservé un volume compact, ils lui attribuent le mérite d'avoir partiellement ouvert le volume de la sculpture à l'espace général. Cette ouverture provient de l'aménagement, dans les couches périphériques de la sculpture, d'une zone de transition ou d'influence, entre la surface de la sculpture et la "limite-limitante" formée par la liaison des apex des protubérances. Ils rangent dans la catégorie du pli "baroque" au sens large aussi bien le cubisme que le constructivisme de Tatlin (Strzemiński, “L'objet et l'espace", in L'espace uniste, p. 69), et même le suprématisme. Il y a pour eux dynamisme (ou "rythme" dans le vocabulaire de Kobro) d'un plan lié à un autre, et un espace "d'influence" de l'œuvre. Cette esthétique baroque est soutendue par un pathos, qui trouve son expression dans le dynamisme des tensions directionnelles et dans la dramatique des lignes qui se coupent (Strzemiński, "L'unisme en peinture", in L'espace uniste, p. 69).
Le paradoxe est que le pli "moderne" définit aussi des polarités. Dans les sculptures de Kobro, la création d'un pli qui engendre un espace infini repose plastiquement sur un équilibre fragile : les "éléments", définissant des directions et des partitions d'espace, ne doivent pas être perçus comme dissociés (à l'inverse des concepts d'élémentarisation et d'intégration développés par Yve-Alain Bois dans son article "The De Stijl Idea" (in Painting as model, Cambridge: The MIT press, 1990 )). La découpe et l'assemblage du métal évoquent le pliage, et la peinture des faces (souvent différentes pour chaque face) est une résistance à l'élémentarisation des parties. (Voir à ce sujet le texte d'Anne-Marie Châtelet "L'art et le mur. Les relations entre peintres et architectes au début des années vingt", notamment sur les expérimentations de Mondrian pour la villa Bienert à Dresde en 1925, et qui témoignent d'une dislocation du volume). Des plans rejoints par une arête commune deviennent le "même" (plan), tout en indiquant des directions différentes et en nous servant de repères pour deux orientations. Ces entre-deux plans créent des dynamiques et zones d'influence. (voir image 3)

Deux voies pour échapper à ces paradoxes

La première voie est la disparition de la figure : par exemple, les Compositions architecturales de Strzemiński des années 20, comme le peint et le non-peint chez Hantaï, ne se distribuent pas comme la forme et le fond. Cela est possible car on est passé de la sculpture à la peinture, même s'il s'agit d'une peinture "architecturale". Notons que l'on peut avoir disparition totale de la figure, dans la couleur par exemple, à l'époque des avant-gardes, chez Malevitch bien sûr, et aussi Kandinsky avec der gelbe Klang de 1912, de manière différente. Cette voie picturale liée à une spatialité baroque sera explorée par la suite, sous une autre forme qu'il faudrait préciser, par des peintres expressionnistes abstraits, comme Ad Reinhardt par exemple.
La deuxième voie est la démultiplication des plis, à l'infini, comme le fait Strzemiński dans les "compositions unistes". Cela devient des tableaux-matière. Ces deux voies différentes ont des similitudes, puisque ici aussi on tend vers une surface infiniment pliée donc uniforme pour notre perception.
Cette recherche d'atténuation des paradoxes de la spatialité baroque minimale revient à tendre vers quelque chose d'originaire, comme on le lit également dans les écrits de Paul Klee. Martin Heidegger développe une théorie sur le rapport de la pensée à l'être, en référence au philosophe grec Parménide, qui s'exprime par des pliures qui n'en finissent pas de se déplier et se replier, dans son essai "Moira (Parménide, VIII, 34-41)" de 1952 (in Essais et conférences, Paris : Gallimard, 1954). La notion de pli surgit chez Heidegger entre 1946 et 1953, surtout dans cet essai. Kobro et Strzemiński n'auront pas pu le lire, mais Gilles Deleuze s'en inspire pour son ouvrage Le pli, de 1988. La recherche du pli plastique apparaît comme la visualisation d'un "moment originaire complexe". Deleuze explique que "le pli [heideggerien] de l'épigenèse est un Einfalt, ou qu'il est la différenciation d'un indifférencié, mais que le pli de la préformation est un Zwiefalt, non pas un pli en deux puisque tout pli l'est nécessairement, mais un "pli-de-deux", "entre-deux", au sens où c'est la différence qui se différencie." (Gilles Deleuze, Le pli, p 16). Plus loin : "Quand Heidegger invoque le Zwiefalt comme le différenciant de la différence, il veut dire avant tout que la différenciation ne renvoie pas à un indifférencié préalable, mais à une Différence qui ne cesse de se déplier et replier de chacun des deux côtés, et qui ne déplie l'un qu'en repliant l'autre, dans une coextensivité du dévoilement et du voilement de l'Etre, de la présence et du retrait de l'Etant" (Gilles Deleuze, Le pli, p 42).
Cette théorie complexe, qui puise ses sources dans l'antiquité, est une démonstration d'un problème ontologique par cette densité des plis, qui tend vers un infini, comme le montre également le cheminement artistique de Strzemiński. Suite à Heidegger, Maurice Merleau-Ponty, dès la Phénoménologie de la perception en 1944 "invoquait le pli pour l'opposer aux trous sartriens ; et, dans Le visible et l'invisible, il s'agit d'interpréter le pli heideggérien comme un "chiasme ou entrelacs", entre le visible et le voyant." (Gilles Deleuze, Le pli, p. 37). On pourrait faire ici le lien avec l'interprétation phénoménologique de l'art de Strzemiński par Andrzej Turowski (intervention lors du colloque de l'European network for Avant-garde and Modernism Studies (EAM), Poznan, septembre 2010).
Notons que cette vie des plis, ces expérimentations sur le pli minimal, ou sur la disparition du pli par ces deux voies ont d'ailleurs d'autres réminiscences théoriques baroques : d'une part la question de la forme et du fond (Gilles Deleuze, Le pli, p 51), et d'autre part la question des textures de la matière (Le pli, p 49), deux autres notions abordées par Gilles Deleuze. (voir image 4)

Leur proximité et leur besoin de différenciation par rapport à la théorie des autres artistes, et en particulier de Malevitch, a poussé Kobro et Strzemiński à développer une théorie du pli "formaliste", basée sur un discours sur les "styles". Nous avons souligné les traces d'un baroque moderne dans l'expérience des formes, né de cette culture formelle stylistique du pli. Malgré les tensions et paradoxes inhérents à leurs théories, que Strzemiński a tenté de résoudre en des peintures architecturales, leurs intuitions étaient assez justes au vu des enjeux de la pensée plastique du 20èmesiècle. Chez Kobro et Strzemiński. Le lien avec les architectes modernistes comme Le Corbusier ou de manière différente Alvaro Siza est évident.

Il serait maintenant intéressant de rappeler que certaines théories non formalistes du pli, liées aux recherches sur le langage, apparaissent déjà dans les années 1910, notamment en Russie. Les recherches sur une originarité des éléments, et donc du pli, dans le langage poétique, n'était pas au centre des préoccupations de Kobro et Strzemiński, même s'ils ont collaboré avec des écrivains et poètes. Dans l'article "Le pli originaire chez les avant-gardes et les postmodernes", nous esquissons un lien avec certains aspects des théories de Jacques Derrida et conséquemment de l'architecte postmoderne Bernard Tschumi (voir autre article du site).
 
Laurence Kimmel
Paris, juin 2013
 
 
Katarzina Kobro (1898-1951) est une artiste constructiviste polonaise, connue pour ses sculptures géométriques et colorées.
Lire aussi : "Le pli originaire chez les avant-gardes et les postmodernes" et "Le pli dans l'architecture d'Álvaro Siza"

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