Les Stroganoff, une dynastie de mécènes

Les Stroganoff, Musée Carnavalet Paysage avec rochers, Hubert Robert (1733Ð1808),
Appartient à un ensemble de 6 paysages, 1773
Huile sur toile, Musée de l'Ermitage
Destin des hommes


et des oeuvres


























Le plus parisien


des aristocrates russes


























Mélange unique


de rusticité


et de raffinement


























Déchirement


quasi-dostoïevskien


de l'âme russe

Le musée Carnavalet nous offre un somptueux lever de rideau sur quelques trésors, à la fois étranges et familiers, assemblés par la famille Stroganoff dans leur palais de Saint-Petersbourg. Une révélation et une surprise qui se doublent d'une profonde mélancolie. Que tant de beautés aient pu être réunies au fil des générations, qu'elles aient été inévitablement dispersées par la révolution bolchévique et que, malgré les tourmentes de l'histoire, elles aient pu être sauvées et de nouveau réunies pour cette éphémère exposition, voilà qui ne cesse d'étonner le visiteur et le fait réfléchir sur le destin des hommes et des oeuvres.


Les Stroganoff, Musée Carnavalet

Le pont de la Police, vers 1840 (Vue de face du Palais Stroganoff),
Jean Jacottet Regami (né en 1806), Lithographie, Musée Russe


L'histoire de la famille Stroganoff est intimement liée à celle de la Russie. Le fondateur de la dynastie vécut sous Ivan le Terrible, (XVIe siècle) ; il fut un rude marchand-aventurier et conquérant. Il s'assura le monopole du sel et bâtit une immense fortune sur le commerce des céréales, des fourrures et des perles. Il leva une armée de Cosaques qui fut le fer de lance de la conquête de la Sibérie. Ses descendants continuèrent à développer les entreprises familiales, et ils furent un pilier du pouvoir impérial. La famille fut anoblie par Pierre le Grand (1722). Désormais chaque Tsar eut à sa cour un comte Stroganoff, comblé de charges officielles et, parfois, opposant libéral. La grande affaire familiale fut la construction du palais de Saint-Pétersbourg, qui dura un demi-siècle et fut confiée aux plus grands architectes et décorateurs de l'époque.
Au siècle des Lumières, Alexandre Sergueïévitch Stroganoff fut le plus parisien des aristocrates russes. Amateur d'art, protecteur des artistes et collectionneur, il présida l'Académie impériale des Beaux-Arts. En 1914, le dernier des Stroganoff (qui n'avait pas d'héritier direct), ouvrit son palais et ses collections au public. Mais la belle demeure abrita bientôt un hôpital pour les blessés de guerre. Après la Révolution, elle fut convertie en musée de la ville qui s'appelait désormais Pétrograd (avant de devenir Leningrad en 1924). En 1931, les collections furent dépecées sur ordre du régime bolchevique et partiellement vendues à Berlin, opération lucrative qui contribuait en outre à effacer la mémoire du passé. Toutefois les principaux tableaux avaient déjà été répartis entre le musée de l'Ermitage et le Musée national russe. Aujourd'hui, une Fondation Stroganoff veille sur la sauvegarde et la restauration du palais.


Les Stroganoff, Musée Carnavalet

Coupe de malachite Russie, 1809-10, attribuée à Andrei Voronikhine,
malachite et bronze, Musée de l'Ermitage


Cette saga familiale est racontée dans le très beau catalogue de l'exposition de Carnavalet, première manifestation extérieure de la Fondation. D'entrée le visiteur est saisi par la ferveur esthétisante de la Russie de toujours, son mélange unique de rusticité et de raffinement, son balancement entre la tendance slavophile – cet attachement viscéral à la terre russe – et la tendance occidentalisante – cette volonté non moins passionnée de s'approprier le meilleur des cultures française et italienne. Le palais des Stroganoff, ses raffinements, ses objets luxueux – comme ce service à liqueurs en jaspe de l'Oural – ses sculptures et ses tableaux d'art, manifestent la munificence des princes : toutes les oeuvres présentées sont là pour témoigner du haut goût des Puissants, de leur soutien à la création artistique, en un mot de leur volonté de légitimer le pouvoir par la beauté.
Objet emblématique de l'exposition, une extraordinaire coupe en malachite de plus d'un mètre de diamètre, montée sur un trépied de bronze, (vers 1810), allie la lourde beauté de la pierre verte de l'Oural (trésor de la terre russe, extrait des carrières appartenant à la famille) à l'élégante arabesque de griffonnes monopodes dorées qui frôlent le style Empire. Deux tableaux accrochés côte à côte résument le déchirement quasi-dostoïevskien de l'âme russe. Le portrait, par Greuze, d'un jeune Stroganoff de 6 ans a la grâce légère de l'Europe insouciante de 1778. Peint quelques années plus tard, mais d'une naïveté touchante dans son inspiration populiste, est le portrait imaginaire du commandant des Cosaques du Don, oeuvre d'un peintre russe, proche de l'ex-voto ou du portrait d'ancêtre. Plus loin, le grand portrait d'apparat d'une princesse par un peintre académicien russe, Karl Brioullov, est enserré dans un phénoménal cadre en bois doré. Celui-ci écrase le tableau, pourtant de grande taille, par son accumulation grouillante de lézards, zibelines et autres bêtes enchevêtrées dans une orgie archimboldesque.


Les Stroganoff, Musée Carnavalet

Repos pendant la fuite en Egypte, 1655-57, Nicolas Poussin (1594Ð1665)
Huile sur toile, Musée de l'Ermitage


Les bonbonnières de Carnavalet sont un peu étroites pour loger les trésors des Stroganoff ; les commissaires ont fait ce qu'ils ont pu. Ainsi, ils présentent un bel ensemble de six Paysages avec architecture peints par Hubert Robert en 1773 pour un salon du palais Stroganoff. C'est ce qu'on appelait des "tableaux de place". Quant aux chefs-d'oeuvres de la légendaire galerie de peinture de Saint-Pétersbourg, ils sont représentés à Paris par une vingtaine de tableaux de qualité. (Les Rubens, Strozzi, Giordano et autres grandes oeuvres ne font pas partie du voyage, il faudra aller les voir sur place). Nous ne citerons ici que deux toiles qui nous ont semblé remarquables. La Boudeuse de Watteau, de la dernière période du peintre, un drame confidentiel à deux personnages dans un paysage de sensibilité romantique. De Bartolomeo Schedoni, peintre de Parme (XVIe siècle) touché par le maniérisme et le luminisme caravagesque, peu connu en France, La Sainte Famille. Que dire de cette oeuvre intimiste, d'une tactilité chaleureuse, savamment irriguée de lumière et couleurs sourdes ? Elle est un des sommets de cette exposition.

Michel Ellenberger,
avril 2002

Musée Carnavalet, 29, rue de Sévigné, 75003 Paris, du 7 mars au 2 juin 2002
Catalogue de l'exposition : Les Stroganoff, une dynastie de mécènes, édition Paris-Musées, 176 pages, 39 €
 
Arbre généalogique de la famille Stroganoff

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