Les paysages urbains de Stephen Shore
 
 
L'exposition des travaux de Stephen Shore, présentée à l'Hôtel de Sully dernièrement, est l'occasion pour moi de revenir sur certains aspects de cette œuvre.
fort
sentiment
de
solitude …

… face
à
certains
paysages
urbains
que
je
qualifierais
de
désertique
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Easton, Pennsylvania
 
 
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Charleston, South Carolina
 
 
Plus particulièrement sensible aux paysages urbains, ces quelques réflexions traiteront uniquement des photographies abordant ce thème. Mais est-ce vraiment le sujet de ces images ? Donner à voir un paysage urbain ? peut-être même un paysage urbain particulier. Celui des Etats-Unis, depuis les années 70. Pourquoi ce sujet ? Le jeune photographe a-t-il été plus influencé par les écrivains de la Beat Generation ou bien par Andy Warhol ?

A 25 ans, en 1972, il part sur les routes des Etats-Unis, emportant avec lui un 35 mm et des films couleur. Débute alors l'inventaire subjectif et autobiographique de ce qui pourrait s'apparenter à un road-movie. Le 35 mm est remplacé dès l'année suivante par une chambre photographique. Les photographies de Stephen Shore procèdent d'une très haute qualité technique, renforcée par la précision des détails que permet l'utilisation de la chambre. L'emploi de cette technique peu mobile oblige à une réflexion poussée sur la notion de cadre et sur ce qu'on souhaite capter et re-présenter dans l'image. Que la photographie soit prise de biais comme Twenty-First Street and Spruce Street, Philadelphia, Pennsylvania, June 21, 1974, ou que le cadrage soit frontal comme Bridge Street, Mexico, Maine, July 30, 1974, la maîtrise technique de S. Shore capte le regard – en comparaison avec plusieurs autres artistes qualifiés de photographes et qui pourtant sont loin d'en être.
Cette qualité infirme d'emblée l'"amateurisme" des sujets. L'influence d'Andy Warhol est décisive pour le jeune prodige. C'est en le fréquentant qu'il s'intéresse à la culture populaire américaine. En regardant les photographies de Stephen Shore, ce sont les Etats-Unis qu'on découvre. Il enregistre ce qu'il voit. C'est une sorte de reportage social, mais dans une veine biographique, plutôt qu'à la manière d'un sociologue employant la technique de l'observation participante et plutôt qu'à la manière d'un touriste qui découvre une culture. D'une part, il ne cherche pas à en tirer une quelconque conclusion de type social. D'autre part, il n'a pas la volonté du touriste qui à plus tendance à photographier ce qui lui semble beau ou extraordinaire.
 
 
1744shore_falls.jpg
 
Falls, Idaho
 
 
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El Paso, Texas
 
 
Face à ces photographies affleurent plusieurs sensations et réflexions. Tout d'abord, le regardeur examine une envie, voire un besoin de consigner, d'enregistrer de manière non exhaustive des paysages, des architectures, des lieux dans lesquels Stephen Shore a séjourné ou encore des mets qu'il a mangé comme dans Trail's End Restaurant, Kanab, Utah, August 10, 1973 ou Perrine, Florida, November 11, 1977. Une biographie par le menu. Les titres sont significatifs de cet archivage original. Ils reprennent le lieu ou/et le nom d'une personne, le nom de la ville, le nom de l'Etat et la date précise. Ensuite, on se dit que les photographies sont banales, les couleurs sont banales. C'est alors que l'esprit part à son tour en voyage, à la suite du photographe, par le seul moyen de transport qu'est l'imagination suscitée par la vision d'une image.
Une sorte de narration se met alors en place. Des souvenirs, des idées, des à-priori même sur ce que sont les Etats-Unis refluent et remontent à la surface, selon le back-ground de chacun. En ce qui me concerne, j'éprouve un fort sentiment de solitude, qu'a d'ailleurs peut-être éprouvé Stephen Shore, face à certains paysages urbains que je qualifierais de désertique. Peu de photographies font place à l'humain, même si ce qui apparaît est totalement le reflet de l'action de l'homme sur la terre. Même lorsque quelques personnages traversent le champ, leur présence est comme annihilée par le paysage ; comme si l'homme était totalement dépassé par ses réalisations. Cette sensation est presque de l'ordre du malaise.

Et puis l'Amérique de certains films ou livres me reviennent en mémoire, Easy Rider de Dennis Hopper et On the road de Jack Kerouac plus particulièrement.
Merced River, Yosemite National Park, California, August 13, 1979 est exemplaire des photographies d'"amateurs", du type de celles qu'on prend lors d'un week-end en famille. On se trouve très proche de la photographie qui raconte un après-midi familial dans un parc. Pourtant, on est positionné trop loin des personnages pour les distinguer nettement. Et en même temps, sans les personnages, on approche d'une photographie de paysage kitsch, comme celles qui servaient de papier-peint dans les années 70-80, pareillement au paysage de l'affiche dans U.S. 97, South of Klamath Falls, Oregon, July 21, 1973. Pourtant, ici aussi, Stephen Shore s'en éloigne par le cadrage "trop" bas, laissant apparaître une bande de plage trop importante par rapport à la beauté des arbres et de la montagne du superbe parc californien. Le sujet de la photographie serait alors tout simplement l'enregistrement d'un instant de la vie d'inconnus – américains moyens – au sein d'un des plus beaux paysages naturels des Etats-Unis.
 
 
1740shore_tucson.jpg
 
Tucson, Arisona
 
 
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Presidio, California
 
 
Outre cette photographie et quelques autres dans lesquelles les hommes apparaissent, S. Shore fait place à l'humain dans quelques portraits. Le portrait n'est pas un genre que j'affectionne particulièrement. Pourtant certains portraits extraits d'Uncommon Places m'ont marquée. Clarendon, Texas, July 4, 1978, son autoportrait Self-portrait, New York, New York, March 20, 1976 et plus je regarde Main Street, Fort Worth, Texas, June 17, 1976 plus l'image me fascine. Cette femme au visage agréable, avec une coupe de cheveux gonflée "à la seventies", porte des lunettes de soleil. On ne voit donc pas ses yeux, ce qui est plutôt surprenant pour un portrait pris en 1976, de manière frontale, coupé à mi-corps, et positionné devant un fond uniforme. Ce fond aux motifs proches du granit irradie autour de la jeune femme. Les faisceaux font écho aux motifs décoratifs imprimés sur son t-shirt. En forme de V et accompagnés de volutes, ils reprennent la forme du visage, la soulignant ainsi. Leur mouvement vers le haut est contre-balancé par le pendentif qui mène le regard vers les mains tenant des livres. L'image est également équilibrée à l'horizontal par l'axe des épaulettes du vêtement.

On reconnaît aisément l'époque des prises de vue à travers les vêtements, les voitures, les architectures, mais également à travers les couleurs. Stephen Shore est un des premiers photographes, et des plus doués, à avoir utilisé la couleur comme une matière, à l'avoir réellement prise en compte en photographiant différemment que s'il utilisait une pellicule noir et blanc. Il se rapproche en cela de William Eggleston. J'ai pu entendre certaines remarques concernant le terne des couleurs des photographies de Shore. C'est alors que j'ai été frappé par la croyance selon laquelle les images, dont on est quotidiennement bombardé, reflèterait la réalité. Toute image aujourd'hui est retouchée et les couleurs rehaussées. Pourtant, si on ouvre les yeux et qu'on regarde, la ville n'a pas les couleurs d'une carte postale. Je crois désormais qu'on appréhende l'espace par le filtre des images ; d'autant plus un lieu qu'on ne connaît pas. L'image a nettement pris le pas sur les mots … Bien d'autres ont énoncé cette constatation avant moi et je pensais naïvement que tout le monde y adhérait …
Julie Sicault Maillé
Paris, mai 2005
 
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Los Angeles, California
 
 
1743shore_fort_worth.jpg
 
Fort Worth, Texas

Hôtel de Sully, 62, rue Saint-Antoine, 75004 Paris, tél : + 33 (0)1 42 74 47 75
http://www.jeudepaume.org/site_sully

Notes :
Edward Steichen, conservateur au MoMA de New York lui achète trois tirages alors qu'il n'a que 14 ans. Dès 1971, le Metropolitan Museum de New York présente son travail et le MoMA en 1976.
On pense évidemment à Walker Evans ; pourtant la démarche est différente.
L'enregistrement de l'architecture et du paysage urbain est poussé à l'extrême avec la série sur Amarillo, éditée en cartes postales.
Publication de 1982, aujourd'hui rééditée et enrichie, qui présente 70 photographies couleur réalisées de 1972 à 1993 à l'occasion des voyages du photographe à travers les Etats-Unis.

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