Des déracinés
Des humiliés
Quête
Apocalypse
Monde absurde
Utopie
Précaire
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"Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ?"
Comme toujours, quand un refrain vous trotte ainsi dans la tête, cest quil a ses raisons...
Je visite lexposition de Sebastião Salgado, "Exodes", à la maison européenne de la photographie : six ans de reportages dans quarante pays et quatre continents. Panorama dun monde en mutation, à la recherche dune forme et dun avenir incertain, saisi au vif de ses soubresauts, guerres, conflits, errances migratoires, camps...
Et je suis violemment embarquée dans le malaise dun voyage qui survole la planète entière à rebours des chemins qui la livre, clés en main, aux tourismes exotiques. Nous sommes du côté des pauvres, des déracinés, des humiliés de lhistoire.
Dabord saisie par la force minérale, tantôt sereine et tantôt tourmentée de ses gris aux matières si pleines, si sensibles, si vibrantes, je mapproche, plus très sûre dêtre devant des images photographiques. Je devine que ce nest pas seulement à cause de leur incandescente matité que sest brisée la vitre qui sinterpose ordinairement entre mon il et limage photographique. Et dailleurs est-ce un hasard si, çà et là, des fenêtres, des pare-brise éclatent en morceaux devant des visages et des regards fantomatiques, voilés ?
Mais cette beauté-là, je comprends très vite quelle nest pas de tout repos, parce quelle néloigne pas, mais rapproche.
Lécran impalpable, glacé ou non, qui toujours dans la photo me donne à voir le monde dans le miroir dun autre regard, a disparu.
Moins vitre que peau, limage vacille et ma distance aussi !
Et quand jaffronte les regards des "enfants de lexode", je ne sais plus qui voit qui.
Cest moi, spectatrice qui suis visée par ces yeux-là, vers les miens quils se lèvent, en eux quils cherchent un sens, une trace, un reflet.
Je suis le point aveugle dun horizon scruté pour y trouver sa route, son inscription. Enfermée derrière la vitre dun miroir sans tain, vers lequel des visages se penchent, je reçois de plein fouet leur quête, et parfois leurs sourires, qui hésitent à trouver leur adresse.
De lautre côté de cette fenêtre entrebâillée, du côté de cet espace vide, je me tiens debout, vrillée par la sidération et par ma propre absence. Alors, me reviennent les paroles du philosophe Emmanuel Lévinas :
"La nudité du visage est dénuement et déjà supplication dans la droiture qui me vise...
...Le visage simpose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni loublier, je veux dire, sans que je puisse cesser dêtre responsable de sa misère. La conscience perd sa première place."*
Les visages denfants illustrent à ce moment si concrètement, si physiquement ces paroles que je reste suspendue à leur interrogation.
Je baisse les yeux.
Puis se succéderont les immenses paysages dapocalypse dun univers de guerres, conflits, exodes et déplacements de population. Des ciels torturés senflent dun déluge qui menace de sabattre sur ce désordre biblique. Sous ces cieux courroucés de nuages une humanité disséminée, errante nest plus quun grouillement de vermines dans le manteau du monde, les replis dune terre saccagée.
Un monde absurde, immense, à ciel ouvert, dont lhomme nest quun microscopique parasite accroché à ses poils, fouaillant sa chair. Un campement dévasté à la surface duquel des cohortes de fourmis saffrontent en querelles animales de territoires et despèces.
Comme est devenue utopie, dérision, lidée dune bonne nature, dune harmonie équilibrée dont lhomme serait le centre et la mesure !
Et pourtant lutopie nous frôle un moment, à nouveau, dans ces photos denclaves de la forêt amazonienne, où lalliance entre les tribus Yanamomi et Marubo et leur milieu semble encore possible, puisque les eaux se remettent à vivre et à miroiter, des enfants jouent, des oiseaux volent. Un ordre paisible pourrait encore régner, à labri précaire des grandes exploitations financières. Puis, sur certaines photos du Mexique ou du Brésil, des paysans zapatistes, guérilleros, rebelles lèvent des poings serrés, retrouvant dans ce geste de résistance position humaine de sujets.
..."Ami, si tu tombes, un ami sort de lombre, à ta place..."
Le chant de résistance poursuit son refrain, il fait légende" à ma visite.
Le cauchemar un instant est repoussé.
Une histoire dhomme se déploie à nouveau en quête de son sens et de son épopée. Le monde retrouve des proportions.
Le ciel retient son déluge. Ces peuples dombres acharnés à se détruire, sous leffet de quelles capitales incohérences, ninterrogent plus mon regard doutre espace.
Un chant en eux levé les sauve.
Le regard dun artiste leur a rendu le leur.
Et je comprends combien lesthétique de Salgado est une éthique.
Geneviève Adda
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