la notion de processus concentre nombre de ses axes de réflexion … |
Bernhard Rüdiger, vue générale de l'exposition, courtesy Galerie Michel Rein
Durant son séjour en Israël, au début de la deuxième Intifada, Bernhard Rüdiger fait l'expérience d'une impossibilité, celle de rendre compte par la photographie du climat de guerre qui règne autour de lui, si ce n'est au risque du cliché, c'est-à-dire d'un cadrage stéréotypé de la réalité du conflit. La facilité avec laquelle un artiste se transforme en reporter, dès lors que l'appareil sorti, il ressert l'immédiateté de l'information perçue manquerait, remarquait-t-il, le régime d'historicité de l'événement. Pour s'écrire comme pour se photographier, ce dernier doit s'articuler d'abord dans un rapport au temps et se dégager d'une perception exagérément prise aux rets du réel : "Si je suis auteur, je dois assumer l'histoire de mon temps, sinon l'œuvre n'existe pas, elle n'est qu'un commentaire". Cette incapacité à faire des images amorce alors pour Rüdiger une réflexion sur le document, en ce que, ressorti de la réalité la plus concrète, il ne trouve souvent à s'incarner que sous la forme d'un brouillage médiatique de la signification, ou de raccourcis anecdotiques.
De sorte qu'il ne s'agissait plus pour lui de reproduire une situation actuelle, mais plutôt de "piéger le système en changeant un rayon", et cela par un truchement significatif : à la place du rayon lumineux, capturer le rayon acoustique sur un papier photo. Pour ce faire, en avril 2001, il tente de retrouver la tension guerrière moyen-orientale, qui reste à bien des égards celle de l'occident, non plus au cœur du conflit, mais dans le centre névralgique de la culture occidentale : New York, Etats-Unis. A quelques mois du grand ébranlement géopolitique du 11 septembre, il tente une nouvelle approche, dans un lieu où la violence ne menace encore que de façon opaque et diffuse. Marchant des heures durant muni de deux micros dans les rues de Manhattan, il enregistre en stéréo et au plus près, la réalité sonore. Ce sont ces enregistrements acoustiques — visibles sur deux fois deux rouleaux de papier photo de 12 mètres, disposés symétriquement — que présente la galerie Michel Rein. Grâce au travail de visualisation d'un logiciel de fréquence, le champ sonore disparu sous l'empreinte, ou plutôt sous sa radiographie, se transforme en ossature traversée et figurée comme une sorte de suaire de la rumeur du monde. Le dessin ligneux de la tierce du métro aérien, de la quinte d'un klaxon de voiture, les hautes et basses fréquences selon que c'est un oiseau qui chante, ou un atelier de confection qui ronronne à Chinatown, figure ainsi une forme dont on peut penser qu'elle mime le déroulement historique. Rüdiger s'est donc attelé à fabriquer de l'histoire, c'est-à-dire un récit construit à partir d'une expérience concrète. Bernhard Rüdiger, XXème FIN, 2004 Bronze, moteur électrique, exemplaire unique courtesy Galerie Michel Rein, Paris
L'anthropologue et philosophe Michel de Certeau écrivait à propos de l'historiographie "que le passé est toujours fiction du présent", dès lors autant qu'une trace de ce qui fut, l'écriture de l'événement pourrait être la condition d'une rencontre fructueuse avec la réalité pour l'historien comme pour l'artiste. Et lorsque, dans ces Manhattan Walk, la forme émerge et se construit à partir d'une double absence, celle de l'image et celle du son réduite à son imagerie quasi médicale, le sens de l'action humaine apparaîtrait enfin. A partir d'un nouvel espace, via une réappropriation de la production de sens, a pu émerger une expérience vécue qui n'a plus cessé de se poursuivre, en continu. S'il n'y a pas d'histoire de la vie biologique, puisque elle demeure conditionnée et linéaire, c'est bien parce que c'est le devenir des gestes singuliers des individus qui historicise la vie ; leurs actions intempestives qui restent le facteur même de l'événement. Somme toute, documenter le réel aura été pour Bernhard Rüdiger le pouvoir de reconstruire celui-ci, sans déni. Faisant émerger ses rouages, ses systèmes de transmission, selon une machinerie vivante car habitée par l'esprit qui les construit.
Rüdiger, pour qui la notion de processus concentre nombre de ses axes de réflexion a baptisé cette exposition XXe FIN. De fait, face aux rouleaux sont placées des sculptures en bronze sablé, dont l'œuvre éponyme qui abrite une cloche fondue par l'artiste et sonne le glas à intervalle régulier. Il y a à l'évidence une volonté de mise en scène dans cette disposition. C'est une chose rare dans les galeries que de voir un artiste assumer une théâtralité d'ensemble, et en organiser la durée. Nous voilà donc regardeurs, et néanmoins enroulés dans un flux, processus de travail de l'artiste et flux rythmé d'un tempo, chaque coup de cloche provoquant le réveil brutal du spectateur contemplatif que nous sommes. En 1973, John Cage, assis devant un piano silencieux à un carrefour de rues new-yorkais, suspendait le cours du temps. Le glas qui retentit dans l'espace d'exposition recherche, semble-t-il, aussi cette tension. Un avertissement prophétique ? Sauf qu'ici point de cavaliers surgissant dans un fracas de sabots, seules des cymbales ornées de carcasses de bouc suspendues au-dessus du sol se signalent à nous comme autant de memento mori. Une hypothèse pour finir, celle du son élément de sauvegarde d'un «tout à l'image». Ce faisant au même titre que l'opération alchimique qui veut que le bronze puisse se transformer en or, la cloche et les cymbales, tous instruments rituels ancestraux, nous promettent peut-être réparation pour les catastrophes passées et à venir. A moins de comprendre comme l'écrit Thomas Bernhard dans Perturbation "qu'il n'est pas besoin d'entrer dans la tête d'un homme pour savoir qu'il n'y a à l'intérieur rien d'autre qu'une catastrophe humaine. Que sans sa catastrophe humaine, l'homme n'existe pas".
Bernhard Rüdiger, Manhattan Walk, After Piet Mondrian, NY2, mean, 2001 Enregistrement acoustique sur papier photographique monté sur rouleaux en PVC courtesy Galerie Michel Rein, Paris |
Bernhard Rüdiger, du 14 décembre 2004 au 15 janvier 2005, du mardi au samedi de 11h à 19h
Galerie Michel Rein , 42 rue de Turenne, Paris, tél.: + 33 1 42 72 68 13
Voir aussi : Bernhard Rüdiger dans la Drôme 2006
accueil Art Vivant édito Ecrits Questions Imprimer haut de page