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"Les évidences sont trompeuses!" ou plus ironiquement "Pour voir" ! (sous-entendu :"Quoi donc?") pourraient être les légendes cachées de l'œuvre photographique (1989-2003) d'Éric Rondepierre. Exposé aujourd'hui d'une part à la galerie Michèle Chomette sous la forme rétrospective "d'une coupe/exégèse" , d'autre part à la galerie 14-16 Verneuil sous la forme d'une rencontre thématique entre sa dernière série Moins X (2003) et celle d'Alain Fleischer, Exhibition (1989-2003), elle nous réconcilie avec la possibilité d'une visibilité intelligente et nécessaire du travail dans le temps d'un artiste et la réflexion pratique et théorique d'une sensibilité lucide car profondément engagée entre cinéma et photographie. C'est en effet grâce à cette immersion dans la caverne argentique de la pellicule et du ruban filmiques qu'Éric Rondepierre tire réflexion, couche sur le papier ses écrits théoriques et expose aux murs "le figural latent" mais photographique d'un visible in-vu car toujours à venir.
Visionneur de kilomètres de pellicules cinématographiques archivées, momifiées sans autre souci que celui d'archiver et de laisser au temps le choix aléatoire de leur décomposition chimique, l'artiste devient voyeur sans le savoir jusqu'au jour où il trouve l'exacte adéquation entre ce qu'il cherchait en aveugle et ce qu'il désirait extraire en amoureux de la matière et de l'arrêt sur image. Les choses alors là prennent une tout autre ampleur. C'est le "Noir", ce visible en manque d'image et non le contraire qui va fasciner Rondepierre. Pas étonnant alors que le film de Michael Powell, Peeping Tom (1960) ait été le précurseur à ses premiers travaux - ( Le voyeur ouvrant la série Plans de coupe-1989-1996) suivront les séries Inserts-1990, Excédents-1990-1993, Annonces-vidéo-1991, Annonces-peinture-1991, Annonces-film-1992-1993) - et reste un des verrous de sa démarche conceptuelle. Comme pour éloigner la narration et sa temporalité linéaire, afin de mettre enfin à distance le sens commun qui s'accroche à toute photographie, il coupe, raccorde, recadre, trouble et décale, mais aussi prélève et ausculte le réel surpris et pris dans la gélatine, avec la force irréductible de celui qui dissèque le corps de l'image pour mieux le comprendre et le faire parler. Loin de se fier aux apparences qui aujourd'hui se substituent aux évidences et donc à la vérité, Éric Rondepierre expérimente le monde des strates sensibles car argentiques tout autant qu'il vérifie autour de lui les collages et superpositions mais aussi les ellipses et éclipses que le réel brut propose au regard "exercé". Ce seront alors les séries Stances (1996-1998), Diptyca (1998-2000), Suites (1999-2001) mais aussi Moins X 2003) qui déclineront cette représentation binaire que le choix du cadrage de l'architecture paysagiste vue d'un train en marche ou le déroulement vertical du ruban filmique arrêté permettent de saisir lorsque le regard est libéré du savoir sur les choses.
L'artiste fait alors l'expérience de la confusion familière dans laquelle nous forgeons nos certitudes, celle qui nous fait prendre les apparences pour des évidences. Le cinéma est au comble de cette méprise, non pas parce qu'il est le plus souvent vecteur de fictions mais parce qu'il ne peut exister que dans le flux temporel qui nécessite la disparition de l'image au moment même où elle s'offre au regard. La photographie est alors sa muse salvatrice par l'arrêt sur image qu'elle est instantanément et par l'introspection silencieuse qu'elle opère dans la chair même du support, blessée par le temps et ouverte à de somptueuses métamorphoses : ce seront les séries, Précis de décomposition, 1993-1995, puis Moires 1996-1998.
Éric Rondepierre nous montre ceci majestueusement au fil de son travail qui n'oublie jamais de faire coexister le mensonge des apparences vues avec la vérité des évidences qui ne sont jamais elles, de l'ordre du visible. Et comme pour mieux accompagner le spectateur dans ce renversement ontologique qui pertube notre perception habituelle des êtres et des choses, il a incrusté récemment la trame d'un de ses textes dans l'ensemble d'une image dont l'arrière plan flou partage son énigme avec les mots lisibles du premier plan vu en vision rapprochée. Ces aller-retour de l'œil et du regard convoqué dans la série Loupe/Dormeurs 1999-2002)- et présentée à la galerie Michèle Chomette -, ne sont en fait pas si éloignés de ceux proposés chez "14-16 Verneuil" grâce à l'écho thématique d'une image pornographique projetée sur les murs de la ville par Alain Fleischer (série Exhibition) et le photogramme filmique recadré formellement par Éric Rondepierre (série Moins X). Là où la photographie se donne brutalement, l'imaginaire est exclu, là où le texte fait image, il trouve prétexte à se mettre au travail. Et c'est parce que l'image pornographique n'est sujette à aucun commentaire qu'elle est profondément adaptée à ces manipulations plastiques qui redonnent au spectateur l'envie de regarder et non seulement de voir. Voir quoi ? d'ailleurs, si ce n'est ce qu'Éric Rondepierre nous donne à découvrir dans ses images plus réfléchies qu'il n'y paraît. Histoire d'évidences trompeuses.
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Éric Rondepierre :
Galerie Michèle Chomette, 24 rue Beaubourg, 75003 Paris, du 13 septembre au 25 octobre 2003
Coupe raisonnée, 1989-2003 : exposition personnelle rétrospective
Galerie 14-16 Verneuil, 14-16 rue Verneuil, 75007 Paris, du 2 septembre au 18 octobre 2003,
tél : 00 33 (0)1 44 55 01 93, www.1416verneuil.com marie-laure@1416verneuil.com
Plus ou moins X, photographies d'Alain Fleischer et d'Éric Rondepierre
Parutions :
Éric Rondepierre, Monographie, Préface de Pierre Guyotat, textes de Daniel Arasse, Denys Riout, Jean-Max Colard, Thierry Lenain, Alain Jouffroy, Hubert Damisch, postface de Marie-José Mondzain, Éditions Léo Scheer, Paris
Éric Rondepierre : Texte et images de l'artiste, Filigranes Éditions
Alain Fleischer :
Monographie, textes de Bruno Racine, Érik Bullot, Georges Didi-Huberman, Alain Sayag, Daniel Dobbels, Didier Semin, Jean-Jacques Lebel, Hubert Damisch, Daniel Arasse, Philippe Dagen, Frédiéric Mora, Dominique Païni, Jean-Luc Monterosso.
Co-édition Léo Scheer, Centre Pompidou et Maison Européenne de La photographie
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