Paul Rebeyrolle
Le paysage d'une perdrix
 
 
Ainsi, Paul Rebeyrolle, que beaucoup, parmi les amateurs de peinture, les historiens de l'art, les critiques, considéraient comme le plus grand peintre français vivant, s'en est-il allé rejoindre subrepticement le pays des truites, des guérilleros, des femmes aux chairs plantureuses et leurs terreaux humides.
Autant de thèmes qu'il aura successivement traités, dans une œuvre qui possède la plus prégnante unité formelle qui soit.
peinture
de gueule,
d'appétit.
Et
l'artiste
un
Grangousier
jamais
repu,
jamais
tari

Natif du Limousin, il est mort le 7 février dernier en Bourgogne, sa terre d'adoption, à Boudreville, un petit village de Côte d'Or.

Sa trajectoire d'artiste se confond avec ses adhésions et ses choix politiques. Jamais, depuis Courbet ou Picasso sans doute (et peut-être désormais chez des peintres comme Anselm Kiefer ou Georg Baselitz, la peinture allemande est la grande peinture d'aujourd'hui), matières et idées, pâte et concepts, ne se sont aussi férocement mêlés, en un fleuve, une coulée, aussi féconds, aussi denses.
Un homme penaud, pataud, mal à l'aise dans un corps trop vaste, à la voix sculptée à la Gauloise bleue : il était la métaphore vivante de l'éléphant dans un magasin de porcelaine.

Qu'il reçut un invité dans son atelier, et c'était le geste de lui verser un verre de rouge. Il buvait, et n'en faisait pas mystère. Il buvait en alcoolique altruiste (c'est parfois un pléonasme), qui aime les autres. Qu'il organisât un vernissage chez lui, dans ses terres d'enfance, en Limousin, et qu'il vint vous chercher à la gare dans sa petite voiture, une gabardine ou une veste en mouton retourné sur les épaules, il le vivait en vieil adolescent, toujours révolté, tendu contre l'injustice et la bêtise du monde.

Né le 3 novembre 1926 à Eymoutiers, dans la Haute-Vienne, il gardera toujours de son enfance limougeaude la connaissance et le goût de la chasse et de la pêche.

À Limoges, il fera l'apprentissage de l'émail : il en gagnera un moment sa vie, en en conservant les effets de lumière, de luminescence.

Au sortir de la guerre, à dix-huit ans, il est à Paris. Pas pour faire le Rastignac, mais pour devenir peintre.

Il "monte" en effet à Paris, sitôt la libération de la capitale. "J'ai filé directement à la Grande Chaumière, parce qu'on m'avait dit que c'était une académie libre", assurait-il voici dix ans à un collègue du journal Le Monde. [Édition du 11 juin 1994.] "En chemin, je suis passé devant la devanture d'un marchand de tableaux, Kaganovitch, boulevard Raspail. En vitrine, il y avait un Rouault. J'ai cru m'évanouir, c'était le premier vrai tableau que je voyais."

Il y vit de petits boulots, habite la Ruche, le célèbre ensemble d'ateliers agencés en structure polygonale, comme un abri d'abeilles, situé à Vaugirard, et ou vécurent Soutine, Léger, Chagall…

Picasso, Soutine, qu'il voit alors, lui sont des chocs considérables.

"Soutine est mon peintre", s'exclamera-t-il souvent devant ses visiteurs, qui prenaient le chemin de la Bourgogne, d'Eymoutiers, de Bellac (comme je le fis, pour voir l'un de ses accrochages, dans une grange, voilà plus de vingt ans, en juin 1984) ou des majestueuses expositions comme celle du Grand Palais, l'été 1979 et (plus tard) de la consécration de la Fondation Maeght, à Saint-Paul de Vence.

À Vaugirard, on tranche le lard, et le petit peuple de Paris, ce peuple dont quelques vétérans, pour certains, sont nés sous la Commune, il le regarde de ses grands yeux éblouis.

Dès 1947, à la réouverture des salles du Louvre (et dira-t-on à quel point cela fut important, pour des générations et des générations d'artistes, que cette gratuité du Louvre, alors qu'actuellement, libéralisme oblige, on leur en mégote l'accès), c'est la découverte des Vénitiens, mais des Nordiques, aussi. Il n'en sortira pas indemne. Lumières et pâtes du Titien, de Rubens, de Rembrandt! Il ne connaît pas encore Rothko, De Kooning ou le canadien Riopelle, dont il se fera un ami.

Incongrûment, il faut bien une tâche, il détestait Cézanne, qu'il qualifiait volontiers de "malfaiteur"; il haïssait les formalistes et les truqueurs. Or, Cézanne est aux antipodes d'un formaliste, lui qui explorait des formes supérieures de sens; d'un truqueur, lui qui joua sa vie aux dés (il avait tout comme Gauguin fréquenté Mallarmé), tentant d'imposer une régulation au hasard.

Mais déjà, les commandes commencent à arriver.

En 1948, voilà qu'il donne un grand mural aux abattoirs de La Villette.

"Il est cinq heures, Paris s'éveille."

La nage poissonne

Salon des Indépendants, salon de Mai, salon des Jeunes Peintres : le voilà sur les rails.

Sartre, Foucault lui consacreront des textes, respectivement en 1970 et 1973 : pour avoir si longtemps travaillé sur Le Tintoret, pour avoir écrit sur l'espace carcéral, le turbulent philosophe et le virulent sociologue ne pouvaient qu'avoir un regard commun avec lui.

Tenez :
"Une toile ne parle pas - ou si peu. Quand elle discourt, le peintre fait de la littérature. Rebeyrolle n'en fait jamais; quand je regarde ses rivières et ses truites, je me rappelle ce mot d'un philosophe chinois, inventé par Paulhan : "la nage poissonne". Pourtant voici la seconde série d'œuvres engagées qu'il nous donne en deux ans. S'engager, n'est-ce point dire ? Et quand, pour parler comme Tardieu "le vert hésite à peindre des feuilles", pourquoi le rouge accepterait-il de peindre du sang ?" (Jean-Paul Sartre).

Ou bien, à propos des Chiens, une série sur les prisons, par Michel Foucault :

"Vous êtes entrés. Vous voici cernés par dix tableaux, qui entourent une pièce dont toutes les fenêtres ont été soigneusement fermées.

En prison, à votre tour, comme les chiens que vous voyez se dresser et buter contre les grillages ?

À la différence des Oiseaux venus du ciel cubain, les Chiens n'appartiennent pas à un temps déterminé ni à un lieu précis. Il ne s'agit pas des prisons d'Espagne, de Grèce, d'URSS, du Brésil ou de Saïgon; il s'agit de la prison."

18 mai 1950, l'attribution du Prix de la Jeune Peinture à Paul Rebeyrolle provoque un tollé. Nous sommes en pleine guerre froide, et c'est le corps à corps de cimaise à cimaise, entre abstraits et figuratifs, sur fond de la crise du réalisme socialiste, que défend alors Aragon.

1956, Budapest, l'invasion de la Hongrie. Paul Rebeyrolle quitte le parti communiste. Il peint une toile, qu'il intitule "A bientôt, j'espère !"

Il ne reviendra jamais, mais restera toute sa vie fidèle au monde paysan, aux gens simples, aux travailleurs.

"En 56, il quitte le Parti pour les raisons qu'on devine; il n'en sort pas par la porte de droite mais par celle de gauche : il n'existe pour lui qu'un radicalisme, le même en art et en politique. À gauche du P. C., il n'y a rien encore : seul il reprend en charge dans la peinture, l'activité qu'il développait en dehors d'elle, c'est dire qu'elle s'enrichit de tout ce qu'il vient de perdre. Engagement? Oui et non : progrès vers l'engagement visible." (Sartre, ibid.)

"Ici peindre la forme et laisser fuser la Force se rejoignent. Rebeyrolle a trouvé le moyen de faire passer d'un seul geste la force de peindre dans la vibration de la peinture. La forme n'est plus chargée dans ses distorsions de représenter la force; et celle-ci n'a plus à bousculer la forme pour se faire jour." (Foucault.)

Une peinture de gueule, d'appétit

J'avais publié un texte sur lui, dans la revue Écrits sur l'art [Numéro 2, mai 1988, cela ne me rajeunit guère...], une revue qu'éditait alors notre ami Alin Anseeuw, tu te souviens, Lucien, sous une belle couverture conçue par Michel Joulé et sérigraphiée par Pierre Vandrotte. Ces quelques paragraphes, qui faisaient référence à l'exposition du Grand Palais, je les avais intitulés "Les écrevisses", et je ne dirai pas "Allez savoir pourquoi", car de ce titre, j'en connais intimement les raisons.

"C'étaient comme autant de morceaux de sous-bois qu'on avait redressés là, en plein Paris. Une accumulation d'écorces, de champignons de souche, de cèpes rabougris; une charpie faire d'étoupe, de bourre, de paillon; un étrange conglomérat de bogues, de fougères froissées et d'amadouviers desséchés. On y sentait passer aussi la glaceur d'acier de torrents et de jaillissantes cascades. Il y avait des coins de fraîcheur, propices aux petites mousses, aux truites."

Pour dire cette peinture à nulle autre pareille, si physique, si proche physiquement du paysage, il me fallait alors l'accumulation des matériaux, des constituants. "Des enfants auraient pu aller y marauder, voler des œufs dans les nids; des chasseurs paléolithiques ou des trappeurs y pister une harde, les narines ouvertes... Je conserve de cette exposition Rebeyrolle du Grand Palais un goût d'écrevisses à la nage, de magrets de canard aux baies rouges, de boudin aux châtaignes tels qu'on en prépare dans la vallée de l'Aurence…"

C'est une peinture de gueule, d'appétit. Et l'artiste un Grangousier jamais repu, jamais tari.

Un ogre.

D'ailleurs, Sartre ne s'y trompe pas, qui l'appelle de Rome, l'invitant à le rejoindre pour lui soumettre le texte qu'il entreprenait alors sur lui. Rebeyrolle prend le train. On se congratule; on bavasse; on mange des perdrix. Confidence que le philosophe, glouton comme pas deux, "réinjecte" - ne confiez jamais rien à un écrivain, ne vous relâchez pas devant lui -, à sa manière, celle de l'auteur de La Nausée, un des vingt ou trente meilleurs romans du siècle... "L'autre jour, il mangeait une aile de perdrix qu'il trouvait bonne et que recouvrait une épaisse sauce brune et granuleuse : "Quel beau paysage!" a-t-il dit en la montrant. Et c'était un paysage en effet, un des siens. Mais il était apparu au mangeur : je veux dire que la substance n'en était pas saisie seulement par les yeux mais par les dents, par les papilles de la langue : et, s'il l'avait peint, c'est ce goût de paysage mangé qu'il aurait tenté de lui donner sur la toile, comme sa "structure intime"." [Ibidem.]

Au Grand Palais, je me souviens, il y avait une gigantesque toile, sur le premier palier de cet immense escalier qu'il y a là-bas. Un hommage à Guingoin, le chef maquisard. Il avait exigé qu'on la place de guingois.

Tout Rebeyrolle, que cet humour à la va-comme-je-te-pousse !

Plus tard il s'écriera, à propos d'un Enterrement de la Vierge du Caravage, une femme à l'énorme ventre, hydropique : "C'est ça le réalisme : Saint Laurent sentant le cochon grillé, avec une grosse fumée noire." [Le Monde, ibidem. 11 juin 1994.]

La peinture, comme la fiction, reposent sur une nécessité, des enjeux, qui se rejouent chaque matin à l'atelier ou à la table de travail, à l'heure où les pisse-froid, les sybarites et les muscadins les donnent pour mortes.

L'artiste qui nous quitte fut un homme affamé de vie, de saines colères, un homme à la Balzac, à la Daumier, difficilement classable, atypique, auquel on ne la faisait pas.

On le sentait rien qu'à cette façon de vous prendre par l'épaule, de s'adresser à son interlocuteur en agitant les mains.

"Sang, sueur, sperme", poursuivais-je dans ce petit texte. [Ecrits sur l'art, ibid.] "(L'allitération me fait songer au Saint-Suaire de Turin.) Paul Rebeyrolle semble à loisir en sonder le cycle. Les cartes sont jetées; elles ne sont pas biseautées… On sent dans son œuvre les échos de la guerre, des guerres; des chairs déchiquetées par des balles sciées; des corps abandonnés, mutilés; suppliciés sous la torture. Ses toiles, comme autant de plaies mucilagineuses ou suppurantes, trahissent la violence des maquis; elles sont empreintes de la boue des rizières ou des marigots, ou viciées par la torpeur aride des sierras… (…) C'est la sudoration de l'amour qui les travaille, plus cartilagineuse…"

Au travers de ses lancinantes séries (les sangliers, les grenouilles ou les truites, qui lui furent un leitmotiv, comme chez Courbet), des séries intitulées Guérilleros, Prisonniers ou Faillite de la science bourgeoise, il dénonça le monétarisme, le clonage, la spéculation boursière, une époque où l'économie tue directement, avec cynisme et volonté, remarquait-il.

Depuis le dîner de perdrix, Rebeyrolle avait fait son chemin, dans les collections du monde entier. On murmura voici quelques années que François Pinault, le milliardaire du groupe Pinault/La Redoute, en achetait par douzaines entières, pour sa fondation. La bourgeoisie française sait placer ses sous, au moment où il le faut. Un parvenu, conseillé par Pierre Daix [Je le rappelle dans mon petit essai : Art morbide, Morbid art. Le temps des cerises éditeur, 2004. Pinault, déclarant, lors de l'annonce de la création de sa fondation : "C'est un des plus grands, et il faut le faire savoir".], peut avoir du flair. La rumeur est devenue réalité et très bientôt, sur l'île Seguin, à l'emplacement exact de l'ancienne forteresse ouvrière des usines Renault, seront accrochées des toiles, et parmi les plus belles, de Paul Rebeyrolle.

Manière d'en revenir au peuple.
Alain (Georges) Leduc
Paris, juin 2005

publié dans "La Revue commune" n°38, juin 2005, pp. 87 à 93. ISBN 2-84109-560-6

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