Alphonse Mucha. Seducción, modernidad y utopía
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Alphonse Mucha, Modèle posant, photographie, Mucha Foundation

Inauguré en février 2008, le Caixa Forum est non seulement la vitrine « sociale » d'une fondation financée par une grande banque espagnole, mais aussi un nouvel espace d'exposition au cœur de Madrid. On appréciera cette situation géographique, tout comme les larges horaires d'ouverture et la totale gratuité des lieux. Mais en même temps, on pourra se demander si un sujet tel que Mucha ne cache pas une de ces pseudo-rétrospectives, à l'intérêt moins pédagogique que commercial, malheureusement de plus en plus fréquentes. Bonne surprise : en dépit d'un sous-titre et d'une campagne dignes d'un blockbuster hollywoodien, cette exposition se montre assez convaincante pour montrer au public madrilène l'œuvre de l'artiste tchèque dans sa diversité et même ses liens avec la péninsule ibérique, où Mucha séjourna en 1898. La fondation Mucha contribue largement à cette réussite en prêtant la plupart des œuvres de ce qui est probablement la première exposition monographique organisée en Espagne.

Commencer une telle présentation par les affiches de spectacle n'est guère original, mais impossible de prétendre vouloir montrer la création de Mucha sans lithographie_ qui s'en plaindrait ? Diffusées en masse, jusqu'à occulter les autres productions de l'artiste, ces œuvres plus que célèbres n'ont pas besoin d'être signées pour être reconnues. Et pourtant, c'est presque par hasard que Mucha devient affichiste, concevant des images inoubliables pour les pièces de théâtre et leurs stars : chaque grand rôle de Sarah Bernhardt est ainsi promu et immortalisé, come si Mucha avait trouvé en elle la muse du théâtre. Grave ou sensuelle, la diva des planches paraît comme transfigurée par le rôle qu'elle incarne, faisant disparaître l'actrice sous l'icône. Cette valorisation est d'autant plus forte que l'artiste procède par des moyens visuels simples pour rendre son image fascinante : figure isolée, fond décoratif géométrique ou naturaliste, grands aplats de couleurs. Cet univers graphique apparaît d'une réelle modernité, anticipant même certains développements de la bande-dessinée. Et si Mucha était un précurseur de l'heroic fantasy ? On ne peut toutefois s'empêcher de rattacher les études préparatoires à une certaine tradition du dessin, tant leur précision anatomique, la prédominance de la ligne et leur fini impeccable ont quelque chose d'ingresque. D'ailleurs, les analogies entre certaines affiches de Mucha et les cartons pour les vitraux de la chapelle du duc d'Orléans, peints par Ingres, sont assez troublantes pour ne pas être totalement fortuites.
De cette habileté à créer des images inoubliables, Mucha tirera sa renommée (et des moyens financiers non négligeables !), en déclinant ses beautés suaves sur tous les supports de n'importe quelle dimension. Des billets de banque aux fresques murales, en passant par des menus de restaurant ou la céramique, Mucha a su diffuser son style séduisant et immanquable avec une aisance pour le moins remarquable : la production est immense sans jamais tomber dans la médiocrité. C'est donc tout naturellement que l'artiste arrive à la publicité_ non seulement avec la conception d'un savon Mucha (sic), mais aussi et surtout en mettant son talent au service d'une logique consumériste. Champagne, bicyclette ou parfum bénéficient à la Belle Époque de la griffe de Mucha, certes stéréotypée mais dotée d'un charme indéniable. Il est vrai qu'une belle demoiselle, aux boucles souples, le regard langoureux, donne immédiatement une image des plus glamour à n'importe quel type de produit ; et c'est ainsi que des boîtes de gâteaux décorées de la sorte peuvent prétendre au titre de pièce de collection, voire d'objet d'art. Plus qu'un style, le nom de Mucha devient une sorte de marque, mariant le raffinement des Beaux-Arts aux préoccupations davantage matérielles de la réclame.

Aspirant à des buts autrement plus profonds, Mucha est aussi un artiste symboliste, estimant que ses œuvres reflètent des idées élevées, notamment la vérité et la beauté. Chez lui, cette acception du courant esthétique passe par une exaltation de la femme, à la fois fragile et tentatrice, mère nature et vierge pure, raison et sujet de son art. Les séries décoratives autour des fleurs comme des moments du jour déclinent les mêmes créatures lascives, irréelles et hors du temps : leur force de séduction n'est qu'une composante de cet univers idéal, où tout semble réglé par un ordre immuable. Séduit par les idées maçonniques, l'artiste donne dans ces panneaux, de prime abord uniquement ornementaux, une certaine vision intellectuelle du monde, régi par des principes naturels manifestes_ tel que l'enchaînement cyclique ou l'harmonie engendrée par le chiffre quatre_ qu'on retrouve d'ailleurs dans les premières œuvres de Mondrian.
Mucha applique aussi ses conceptions à d'ambitieuses compositions peintes comme La Vierge des lys, où la symbolique chrétienne se fond dans une atmosphère néo-païenne, télescopant la figure mariale avec une déesse mère héritée de l'ère celtique. Chant de Bohême participe du même sentiment, en plongeant de délicieuses blondes, vêtues de blanc immaculé, dans un paysage aux accents arcadiens. En ce début du XXe siècle où l'Europe centrale vit d'intenses bouleversements géopolitiques, il est peu surprenant que Mucha exprime quelques velléités nationalistes. Il se sent appartenir à un peuple sans état quand il entreprend, dès 1912, la réalisation de son cycle de vingt peintures monumentales, L'Épopée slave. L'ensemble ne sera terminé qu'en 1928, avec entretemps une première guerre mondiale, l'implosion de l'empire austro-hongrois puis la fondation d'une République tchécoslovaque en 1918. Mais les toiles de Mucha ne dépeignent qu'un passé lointain, presque légendaire, mélangeant événements historiques et allégories glorieuses. Longuement préparée, L'Épopée slave souffre quelque peu de l'emphase écrasante propre aux grandes machines et, avouons-le, se montre assez déconcertante par son idéologie très marquée et son style radicalement différent du Mucha « classique ».
Aux côtés des conventionnelles esquisses peintes et dessinées, Mucha employa un medium généralement peu associé à son œuvre : la photographie. Il faut dire que, de son vivant, ces clichés circulaient juste dans la sphère privée, notamment sa famille ou bien l'ami Gauguin qu'on voit là jouer de l'harmonium. Souvent, ces photos offrent un aperçu original de l'acte créateur chez Mucha. Vues de la place rouge à Moscou pour L'Épopée slave ou modèles posant pour les panneaux décoratifs sont comme autant de premières pensées. Les nuances de noir et blanc font particulièrement ressortir la ligne du corps et les plis des drapés, convenant tout à fait au caractère fondamentalement graphique des œuvres que ces clichés préparent.

Connu dans toute l'Europe comme l'esprit de l'art nouveau, Mucha ne pouvait guère échapper à une génération d'émules plus ou moins originaux. Les artistes espagnols ne furent pas en reste, tel le sculpteur Lambert Escaler dont Le Baiser perdu évoque en trois dimensions une de ces jeunes femmes tellement vues. Sans surprise, c'est chez les affichistes que l'influence se fait le plus ressentir. Dans le Barcelone de 1900 où Picasso fait ses premières armes, Gaspar Camps et Lluís Labarta deviennent les hérauts d'un art facile à copier, difficile à égaler. L'ascendant du maître est séduisant dans les effets décoratifs, alors que sa grâce n'est qu'imitée. Des images créées par le génie tchèque, impossible de dire le nombre, mais de Mucha il n'y en eut qu'un.
 
Benjamin Couilleaux
Madrid, Juillet 2008
 
 
Alphonse Mucha (1860-1939). Seducción, modernidad y utopía du 30 avril au 31 août 2008, Caixa Forum, Paseo del Prado, 36, 28014 Madrid. obrasocial.lacaixa.es. www.muchafoundation.org.

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