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L'éclairage, cinquième dimension de l'architecture

nouvelle sémantique











Par quelle


intuition


nos ancêtres


ont-ils construit


des édifices


pour le regard


privilégié


de leurs


descendants ?

Il y a art et art : arts majeurs et arts mineurs. Selon la bonne vieille tradition des Beaux-Arts, I'architecture, la sculpture, la peinture et la gravure ont seules droit au titre d'art majeur, alors que quantité d'activités qui donnent de l'éclat et du plaisir à la vie quotidienne, I'arrangement de la maison, I'ameublement, les luminaires, la mode, les textiles - confiés à des artisans artistes ou techniciens artistes - entrent dans la catégorie fourre-tout "art appliqué", "art déco" ou "design". Pourtant ça se sait, mais pas encore assez : il n'y a d'art ni mineur, ni secondaire. Ceux-ci d'ailleurs font preuve de beaucoup plus d'imagination et d'ouverture de leur champ conceptuel que ceux-là.

Nous voulons ici parler d'un art encore méconnu ou peu connu, celui de la mise en lumière. Il peut sembler mineur ou surajouté à celui de l'architecture, il est pourtant un art autonome. Et il prend de plus en plus d'importance dans la cité, il est indispensable pour donner vie à tous ces lieux souterrains ou dépourvus de fenêtres que sont les stations de métro, les centres d'achat, les halls et espaces communs des tours, les théâtres et cinémas, les garages, les ateliers industriels. A mesure que la civilisation urbaine se développe en hauteur et en profondeur, elle invente de nouveaux lieux fermés dans lesquels il faut introduire la lumière. La ville est fascinante - et nous sommes tous des citadins - parce qu'elle vit aussi intensément le jour que la nuit. Et pour que la nuit soit vivable, il faut qu'un créateur dise "que la lumière soit !". Et la lumière est. Mais ce ne fut pas si simple. Il y a eu un miracle, celui de la fée Electricité.

Le concepteur de lumière est le collaborateur incontournable de tout projet architectural cohérent. Chacun connaît cette expérience présentée dans tout bon manuel de photographie, qui consiste à déplacer un projecteur autour d'une statue ou d'un corps de femme. Selon la situation de la source de lumière, son intensité, sa couleur, sa concentration ou diffusion, son adoucissement par filtrage, la statue ou le corps changent de caractère ou inspirent des sentiments très divers. De même le concepteur de lumière donne un caractère aux espaces, il crée l'ambiance de la vie qui les habitera.

Dans cet art de l'éclairage architectural il y a une spécialité qui ne cesse de m'étonner, celle de l'éclairage des monuments historiques. Pourquoi cet étonnement ? En visitant des basiliques romanes, des cryptes ou les vestibules obscurs de châteaux féodaux, je me suis toujours demandé comment leurs constructeurs ont pu imaginer les prodiges d'architecture que nous admirons, alors que personne à l'époque ne pouvait les voir, faute d'éclairage à longue portée. Ces chefs-d'œuvre, végétaient-ils dans l'attente de l'invention de l'électricité ? De même, il a fallu attendre l'invention des montgolfières et de l'aviation pour voir dans toute sa splendeur l'ordonnance de beaucoup de palais et de jardins à la française. Par quelle intuition nos ancêtres ont-ils construit des édifices pour le regard privilégié de leurs descendants ? L'électricité et l'art de l'éclairage sont le plus récent épisode de cette mise en valeur, cette réévaluation continuelle des grands monuments. La lumière artificielle est la touche finition apportée par notre époque au patrimoine architectural. C'est pourquoi la Caisse nationale des monuments historiques a créé une Mission lumière, dont le responsable actuel est Vincent Valère.

Ces réflexions traversaient ma tête au cours de la présentation publique de la mise en lumière récente de la Conciergerie, à Paris. Ce bâtiment aux murs épais et aux fenêtres avares n'a pas vraiment une réputation folichonne. Premier palais des rois de France, délaissé dès le XIVe siècle pour le Louvre qui se construisait sur l'autre rive de Ia Seine, il est devenu un bâtiment de services, puis une prison, dont les cellules se sont fermées tour à tour sur des régicides, Marie-Antoinette, les Girondins, Robespierre et tant d'autres qui y ont attendu d'être traînés sur l'échafaud. Monument aujourd'hui voué au souvenir des infortunes et fortunes de l'histoire, la Conciergerie abrite en son rez-de-chaussée une immense salle ogivale du XIIIe-XIVe siècle, lieu de réunion de la garde royale.

Cette salle d'armes, jusqu'ici noircie par la fumée a été entièrement nettoyée pour l'an 2000. Sa mise en lumière a été confiée à Roger Narboni. L'artiste travaille depuis plus de dix ans, avec ses collaborateurs de l'agence Concepto, à la célébration lumineuse de l'architecture. En extérieur il a, par exemple, conçu le "jardin de lumière" du château d'Angers, ou en intérieur, I'éclairage du château de Pierrefonds. En 1996, son illumination de la citadelle de Brouage (Charente-Maritime) a reçu le Grand prix Lumières et monuments. A la Conciergerie, la tâche était particulièrement difficile. Il s'agissait de rien de moins que de révéler une architecture oblitérée par la réputation historique du bâtiment. La salle d'armes est l'une des plus vastes salles fermées de Paris. Mais le plafond charbonneux pesait comme un couvercle de plomb sur les expositions et salons qui s'y tenaient. Aujourd'hui, après nettoyage et restauration, il est devenu léger, il est emporté par les nervures qui semblent s'envoler des fûts des colonnes. La salle est devenue une palmeraie géométrique sous un ciel de pierre blonde. Paradoxale inversion de l'esprit gothique ? Alors que la construction ogivale est une confluence descendante, qui répartit la charge des plafonds vers les pivots fixes des colonnes, la construction luministe de Roger Narboni donne une légèreté ascendante aux travées voûtées qui deviennent de plus en plus immatérielles avec la hauteur. Cette salle basse est devenue aérienne, elle a oublié le poids du bâtiment qui pèse sur elle. Il s'en est suivi un autre effet. Au cours du XIXe siècle, quelques travées de la salle ont été étayés par de disgracieux piliers, les restaurateurs ayant été probablement impressionnés par l'apparente lourdeur de ce sombre lieu. Le nettoyage et l'éclairage font ressortir l'incongruité de cette adjonction qui témoigne du destin des monuments historiques.

Revenant à la remarque faite plus haut, on peut dire que la fée Electricité donne une touche finale à l'évolution d'un bâtiment historique. Mais elle fait plus, elle est la révélatrice d'une nouvelle sémantique de l'architecture. Elle en inverse la pesanteur et elle lui donne une nouvelle vocation.

Michel Ellenberger

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