Gémellaires
Temps suspendu
Docteur Jekyll
et M. Hyde
Le double
se présente
à nous
dans la conscience
que nous avons
de nous-mêmes
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Pour se rendre au centre d'exposition en art contemporain Plein Sud, il faut se diriger vers Longueuil sur la Rive-Sud de Montréal. Presque un pèlerinage lorsque l'on prend les transports en commun, surtout en hiver, où il faut compter presque une heure pour le trajet alors qu'en voiture nous sommes à peine à quinze minutes de notre destination. Cette fois, il y a exception. Un autobus nous attend pour nous mener sur la Rive-Sud et, par la suite, vers la galerie Occurrence située au centre-ville de Montréal. Il s'agit d'une exposition conjointe dans laquelle ces centres nous présentent les dernières œuvres de Lucie Robert.
Sous le titre générique Doubles, l'artiste nous offre plusieurs séries de dessins travaillés à l'encre et au lavis. Ce titre pluriel, gémellaire expose la mesure de ce qui doit suivre. Les dessins sont regroupés selon les genres : Série Les vêtements, Duos, Les solistes, Les gémellaires, Les grosses têtes, Ciseaux, Géométries, etc. Dans le catalogue d'exposition (voir bas de page), Laurier Lacroix, historien de l'art, pose les jalons que sous-tend l'exposition : "Tout dessin est un double. Il est la matérialisation d'une forme, d'une image, d'une idée, d'un projet, d'un mouvement ou d'un geste. Il inscrit un élément extérieur sur une surface. Il n'est pas le pareil et l'identique, mais le double distinct et différent, celui qui naît du transfert au moyen de la ligne et du trait, de l'opacité de l'encre ou du crayon qui s'étend sur la surface, la traverse et la creuse, la redouble".
Lucie Robert nous propose un dessin organique où l'utilisation du fil devient un squelette, une colonne vertébrale. Il conduit l'encre, détermine l'espace et traverse la surface blanche du papier comme celle de la peau. De par cette manœuvre l'artiste nous donne accès à la réversibilité de l'œuvre. L'encre se répand sur la surface sèche et mouillée du papier : la technique du lavis. La tache apparaît. La force vient quelquefois de l'addition, de l'impact. Sur un même mur, les dessins s'alignent les uns derrière les autres comme les mots d'une phrase. L'accrochage prend alors une importance capitale car il aide à caractériser les œuvres, à les singulariser.
Dans la série Les ciseaux, la symétrie de l'instrument structure l'ensemble des dessins : ciseau cerveau, ciseau ovaires, ciseau poumons, ciseau organe, des ciseaux ˆ l'infini. Ils deviennent la démonstration d'un alphabet, celui de l'artiste, de cette revendication au différent. Le pinceau court sur le grain du papier, chaque fois répéter le même geste, chaque fois le même et le différent. Le dessin s'inscrit dans le temps, dans le moment présent, du hic et nunc, lorsqu'il questionne le faire et la création, et celui du temps suspendu en ce qui a trait à celui qui regarde, la contemplation.
Des formes humanoïdes et organiques laissent deviner les propriétés intéroceptives du corps comme une radiographie des organes, des veines, des muscles, du squelette; le dessin dévoile. L'encre se métamorphose en fluides corporels, urine, excrément et sang. Le double s'obstine à ne pas être deux; son caractère se trouve dans la dualité, ici, celle de l'être. Lorsque le gémellaire se fait sujet, il ne se sépare pas totalement. Dans la série Les grosses têtes, Lucie Robert inverse le procédé habituel; une gouache blanche s'étend sur un fond noir. Nous voici devant le négatif de ces êtres siamois, des personnages squelettiques et ridicules à la matière grise prédominante.
Une double personnalité, Docteur Jekyll et M. Hyde, se déchire en un seul individu. Lorsque l'on ne voit pas les deux personnages, il y a le miroir. Alice devient le témoin d'un monde inversé. La sobriété du traitement renforce l'impact des dessins, elle renforce aussi celui de l'écriture, celui de la calligraphie. La plupart des œuvres suivent la gravité du haut vers le bas et quelquefois il y a inversion du procédé, le bas vers le haut. Ceci donne à penser que l'artiste travaille sans doute sur un chevalet ou directement sur un mur à moins qu'elle ne peigne à plat sur une table et qu'elle soulève le dessin afin qu'un filament d'encre puisse s'échapper.
Malgré les apparences, il n'y a pas d'abandon total, chaque coulisse a été choisie pour donner un maximum d'effet. Les couleurs semblent avoir été utilisées pour leurs capacités évocatrices, voire métaphoriques. Des couleurs chaudes employées stratégiquement au niveau des intestins, de la poitrine et de la tête.
Un espace s'offre au visiteur afin qu'il s'approprie l'œuvre, qu'il puisse isoler une partie, la fragmenter ou encore la considérer comme un ensemble. La plupart des dessins sont encadrés tandis que d'autres sont épinglés au mur ou tout simplement suspendus. Lorsqu'ils le sont, l'endos se présente à nous. Malgré la minceur du papier, c'est un peu comme si nous prenions connaissance de l'épaisseur de la matière, une nouvelle couche de sédimentation s'ajoute. La structure du dessin est identique, que ce soit au recto ou au verso, mais elle est différente.
Pourtant le fil court sur les mêmes lignes, l'encre apparaît aux mêmes endroits mais cela dépend de la porosité du papier. Les très grands dessins sont absents ce qui souligne l'apparente uniformité des formats et accentue l'idée du double et celle de l'écriture. On imagine l'artiste s'installer quotidiennement et se mettre à dessiner comme on écrit un journal personnel.
Tous ces corps, ces dessins très organiques… et puis il y a cette série sur la géométrie qui dans l'organisation de l'exposition tient une place à part. Le fil remplace le trait de la plume. Voici le seul moment où Lucie Robert emploie la perspective linéaire pour la contrecarrer. Elle en attaque la structure en laissant pendre des fils ou encore elle utilise l'encre et le lavis pour souligner l'arête d'un angle. Moins séduisante, cette série se fait plus exigeante; elle nous rappelle que la géométrie se base sur la ligne et que la ligne n'est autre qu'une suite de segments ou de points dans l'espace.
Ces dessins rappellent les premiers essais par ordinateur où l'imperfection de l'image faisait en sorte que la ligne ne paraissait jamais pure. Une écriture personnelle qui prend toute sa mesure dans le déploiement. Le rythme, la mesure, les tensions entre chacun de ces dessins assurent la cohésion de l'exposition. En tant que visiteur nous choisissons librement l'itinéraire. Le double se présente à nous dans la conscience que nous avons de nous-mêmes.
Sylvain Latendresse Montréal, février 2003
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