Quand Freud réinvente le portrait et le nu
in London

Lucian Freud   Lucian Freud, "Girl with a white dog", 1950-51
Inquisiteur














Voyeur














Crue














Irréelle














aussi excitante


qu'un steak de


boeuf haché














Drame silencieux

Impressionnante rétrospective à la Tate Britain, sur le peintre (né en 1922), petit-fils de Sigmund Freud (mais est-ce nécessaire de le préciser tant son nom n'a aucune incidence sur son œuvre ?), qui peint depuis l'Après-Guerre des portraits et des nus à partir de modèles vivants.
Un univers inquisiteur, voyeur et réaliste où l'Homme est seul et singulier.
140 chefs d'oeuvres sont ici mis à nus devant le visiteur dépossédé de ses apparats et repères.
William Feaver, le commissaire de l'exposition, a voulu célébrer l'aboutissement de la carrière de l'artiste, sa réinvention constante de l'art du portrait et du nu, et son engagement dans la peinture, sur plus de soixante ans et en 12 salles. "Evidemment, mon objectif a été de choisir les oeuvres les plus représentatives de Freud et cela n'a pas été mal car il a, à plusieurs reprises, que son travail était autobiographique". Il ressort un ensemble chargé émotionnellement : depuis ses débuts que l'on pourrait qualifier d' "ingresques" ("Village boys", 1942 ou "Girl with roses", 1948) à sa période de maturité (depuis les années 80 jusqu'à ce jour : avec "Freddy debout", 2001).


Lucian Freud

Lucian Freud, "Reflection with twoo childrens", 1965


Dans les premières salles : les compositions de Freud interrogent l'espace et ne cessent d'expérimenter la présence de la figure humaine. Il peint des personnages, aux traits anguleux, exécutés dans un réalisme stricte et rigide ("Intérieur à Paddington", 1951 ; "Fille avec un chien blanc", 1950-51). De cette précision obsessionnelle, que l'on retrouve à la même époque dans ses nus à la vérité crue des chairs, des êtres vulnérables et solitaires, sans mise en scène, sans pathos, se dégage une inquiétude troublante : "Je peins les gens, déclare Freud, non pas en raison de ce qu'ils sont pas de ce qu'ils sont - mais pour ce qu'ils s'avèrent être". Il veut que "la couleur soit celle de la vie" et que les choses qu'il peint "aient l'air d'être venues d'elles-mêmes". La couleur sera tout au long du parcours de Freud, essentielle comme l'est la nudité de son atelier où il fait poser ses modèles jusqu'à 4 heures d'affilées ! Sa palette est à la fois crue et irréelle. Elle est sourde et lumineuse en même temps. Elle est mouvante sous son pinceau comme ses décors. Ses personnages se laissent porter par ces derniers ou est-ce le contraire ?

Dès la seconde salle, on sent déjà sa peinture se libérer de toute influence. La fascination de la chair se fait plus poignante, désarmante. L'exhortation des corps s'accentue dès les années 50-60, à un moment où sa technique évolue. La chair devient plus sensible sous les accidents de la matière : ("Femme souriant", 1958-59, "Femme enceinte", 1960-61, "Tête sur un sofa vert", 1960-61). Ce traitement en épaisseur dialogue avec des aplats de couleurs plus fluides : témoignage de l'influence de l'oeuvre de son ami Francis Bacon.

Lucian Freud peint sans complaisance, mais avec beaucoup d'humanité, des corps nus qui font réfléchir sur notre propre décadence et la réalité personnelle, temporelle et éphémère de l'Homme. Pour cela, il ne peint que des proches : amis, famille, maîtresses, enfants… dans une intimité déconcertante, une proximité qui pourrait paraître indécente mais qui ne l'est jamais, dans une mise en abîme constante, vertigineuse, dans une mise en espace comme suspendue : "Reflection with two children", 1965 ; "Corps nu", 1966 ; "Corps nu dormant", 1968 ; "la mère du peintre se reposant", 1976… "Sa peinture ne choquerait pas si souvent ceux qui la découvrent, si son réalisme ne mettait en jeu qu'une simple figuration du réel" a écrit Jean Clair, le critique d'art.
Des jambes, des hanches, des seins, la grâce d'un abandon, des soupirs, des tensions… le tout uni, rassemblé et aimé en un seul et même corps, tout comme l'avait auparavant tenté Courbet et son étonnante "Origine du monde", (1866) : la peinture apparaît manifestation de l'amour et de la vie ! Lucian Freud se délecte avidement de la chair, de son aspect le plus flasque, le plus naturel finalement. Ses formats de taille humaine n'en finissent pas de grandir les années passant : "Portrait de Rose", 1978, "Portrait de nu, II", 1980-81 ; "Naked portrait with refelction", 1980 ; "Standing with the rags", 1988- 89 ; "Leight Bowery assis", 1990 ; "Benefits supervisor resting", 1994 ; "Sunny Morning – Eight legs", 1997 ; "Le peintre et son modèle", 1986-87 qui montre une nudité lasse et flasque, à peu près aussi excitante qu'un "steak de boeuf haché" !


Lucian Freud

Lucian Freud, "Naked portrait with reflection", 1980


Dans "La mère du peintre", 1982-84, aucun artifice n'adoucit cette image d'une vieille femme qui attend la mort. Son regard est déjà absent, son vêtement un linceul… La justesse de ce drame silencieux parviendrait-il à accentuer l'indécence à vouloir ainsi dévoiler le réel ? Non, Freud peint ce qu'il voit, juste cela : non la mort elle-même mais sa menace et son appréhension qui jette une ombre permanente sur la réalité, sa réalité, la nôtre…
Un choc visuel puissant. Une exposition à ne manquer sous aucun prétexte.

Muriel Carbonnet-Caumes
Paris, juin 2002

"Lucian Freud", à la Tate Britain, level 2, Millbank, Londres, tél. : 00 44 20 7887 8008 jusqu'au 22 septembre.

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