L'Art Contemporain, sous couvert de transcender le clivage traditionnel hérité de la Renaissance entre "arts majeurs" et "arts mineurs", réinstaure, en tant que genre institutionnel dominant, une dichotomie plus profonde entre un "art du concept" et un "art des matériaux" ou plus exactement entre ce qui est Art et ce qui n'est pas Art.
Le mode de production de l'Art Contemporain qui s'est établi sur la division des tâches entre concepteurs et réalisateurs, mime celui de la marchandise; contrôlé par l'institution culturelle qui se charge de sa "liberté d'expression" ; il participe au renouvellement des modes de vie imposés par l'économie spectaculaire marchande.
Le travail artistique qui revendique quant à lui, une liberté de moyens, une autonomie et une approche sensible des matériaux, est exclu de l'Art au nom du dogme de son "immaculée conception". Ce dogme institué par la désublimation du geste de Duchamp, constitue le fondement d'une nouvelle hiérarchie entre les arts.
De même que la prétendue "fin de l'histoire" n'a pas vu l'abolition de l'exploitation de "l'homme par l'homme", de même la prétendue "fin de l'art" n'a pas vu la fin des hiérarchies académiques. |
Antoine Leperlier
Depuis quelques années, le design, les arts de la mode mais aussi de nombreuses productions de la culture "pop" et "low", tous issus de catégories longtemps considérées comme mineures, s'imposent au sein des arts plastiques contemporains. On assiste à des défilés de mode organisés comme des happenings, quand ce ne sont pas les artistes eux-même, qui brouillant les pistes, les reprennent à leur compte (comme le fait par exemple Vanessa Beecroft). On a vu une rétrospective Starck à Beaubourg et des expositions d'art contemporain dans des grands magasins. On fait appel à des artistes pour concevoir des restaurants ou des hôtels, et à des designers, qui, après la création d'une ligne qualitative pour une chaîne de grande distribution, aménagent des centres d'art, enfin, à un couturier pour l'aménagement d'un TGV.
Cette tendance amorcée dans les années 80, nous conduit à reconsidérer la question classique de la hiérarchie entre les arts. L'intégration et la reconnaissance du design et de la mode - pour en rester à ces deux domaines - dans la sphère des arts plastiques, annoncerait-il un décloisonnement des catégories hiérarchiques entre les arts, voire leur disparition ? On ne saurait cependant résumer les "arts mineurs" aux seuls domaines des arts de la mode et du design, et poser la question du décloisonnement des catégories hiérarchiques entre les arts en oubliant d'autres modes d'expressions, tels les arts du feu, céramique ou verre par exemple. Ces derniers ne semblent pas concernés par cette nouvelle extension de la considération esthétique. Si dans le cadre des Arts Plastiques, l'"art contemporain" est difficile à cerner, et si ses réalisations mettent en cause toutes les contraintes esthético-morales, ainsi que les définitions académiques et classiques des arts les uns par rapport aux autres, il n'en demeure pas moins que cet art pourrait être défini a contrario, c'est à dire par ce qu'il n'est pas, à savoir un art de techniques et de matériaux ; il se caractérise en effet essentiellement par l'affirmation de la primauté du concept et l'exclusion de la subjectivité de l'artiste manifestée sous la forme d'un lien sensible et matériel avec l'œuvre [1] . Nous nous en tiendrons, ici, à cette définition paradigmatique de l'"art contemporain", celle qui est admise par les critiques, les institutions publiques ou privées, et dans un marché fortement soutenu par celles-ci, du moins dans la période actuelle [2]. Ce que nous appellerons les "arts des matériaux" semblent aujourd'hui aujourd'hui pris en considération par l'ensemble des institutions culturelles (écoles, experts, critiques, musées d'art contemporain, Centre d'Art etc.) non pas tant comme des "arts mineurs", du fait même de la disparition argumentée et académique de cette question, mais bien plutôt comme de l'artisanat pur et simple et à coup sûr, comme ne relevant pas de l'"art contemporain". Aussi, l'insertion de certaines catégories artistiques "mineures" dans l'art contemporain, demeure-t-elle partielle et marginale. Elle se présente comme une extension sélective du domaine des "arts majeurs" aux "arts mineurs" ; extension qui ne concerne, en fait, uniquement les arts qui se seraient en quelque sorte émancipés de leur enracinement industriel ou artisanal, qui auraient coupé leurs liens avec la transformation des matériaux. S'amorcerait alors une nouvelle et plus subtile discrimination entre les arts, basée sur la distinction entre les "arts des matériaux" et ce qu'on pourrait appeler les "arts du concept". Il s'agirait de voir si cette distinction reprend celle des "arts majeurs" et des "arts mineurs", ou bien si elle engage, compte-tenu du caractère hégémonique de l'art contemporain, une véritable redéfinition de ce qui est ou n'est pas de l'art. De plus, la disparition de la continuité sensible entre le corps de l'artiste et l'œuvre ainsi que l'abandon des techniques spécifiques et des matériaux ont accru le rôle des praticiens spécialisés mais aussi celui des institutions culturelles dans le mode de production des œuvres d'art. La division des tâches entre le concepteur / créateur et l‘exécutant ne rejoint-elle pas de plus en plus cette logique de la marchandise à laquelle l'art contemporain semble essentiellement lié, tant sur le mode affirmatif que critique ? Face à l'implication grandissante de l'art dans le monde de la consommation de masse, face aux réseaux culturels, institutionnels et privés, la question de l'autonomie de l'art, de son indépendance et de sa véritable liberté d'expression devient essentielle. Antoine Leperlier
arts majeurs / arts mineurs
La distinction hiérarchique entre les "arts mineurs" et les "arts majeurs" tire son origine de celle qui fut établie entre les "arts libéraux" et les "arts mécaniques", c'est à dire entre les arts du savoir et ceux des techniques et des matériaux. D'un coté les qualités purement intellectuelles de certaines productions de l'esprit, telles que la philosophie, la poésie, la rhétorique ou encore les mathématiques, de l'autre coté,les qualités plus proches de la sensibilité, liées au travail manuel de transformation des matières, associant ce qui n'était pas encore les Beaux Arts à l'artisanat. Il s'agissait d'une conception philosophique et idéologique reposant sur lidée d'une séparation du corps et d'un esprit qui lui serait supérieur. Cette hiérarchie a connu ses premières contestations à la Renaissance. C'est à cette période que des peintres ou des sculpteurs lettrés exigèrent pour la première fois de sortir des "arts mécaniques". Dès l'instant où ils pouvaient prétendre à un savoir intellectuel, ces artistes revendiquèrent la reconnaissance de leurs œuvres dans les "arts libéraux". C'est par l'accession de certains "arts mécaniques" (peinture, sculpture, etc.) au titre d'"art libéral" que s'est mise en place une hiérarchie nouvelle sous les catégories d'"arts majeurs" et d'"arts mineurs" qui relèvent d'un même principe: à savoir la primauté de l'Esprit sur le Corps et la matière. La distinction entre les "arts majeurs" et les "arts mineurs", Beaux Arts et les Arts Décoratifs, s'accomplit parfaitement, dans le cadre de l'Académie, avec l'établissement définitif du capitalisme. Elle correspond à la division des tâches et à la séparation dans la production industrielle de la conception et de l'exécution que réclamait l'exploitation rationalisée de la force de travail. A l'intérieur même des "arts majeurs" s'établit une hiérarchie, encore entachée de la distinction "art libéraux" et "art mécaniques", entre les arts dits "temporels" tel que la poésie, la musique, et la littérature, considérés comme supérieurs, et les "arts spatiaux", peinture, sculpture et architecture, encore considérés comme inférieurs. Cette distinction se fonde sur la plus ou moins grande proximité que ces arts entretiennent avec les matériaux et leur mise en œuvre artisanale. Aujourd'hui ces hiérarchies ne tiennent plus, du fait de l'introduction des nouvelles technologies, de l'apparition des arts visuels et de la prévalence des "arts plastiques". Ces derniers ont englobé l'ensemble des activités artistiques tout en les déliant de leur spécificité technique et de leur savoir-faire au profit d'une certaine pluridisciplinarité qui leur confère une place centrale sur la scène artistique. Il est de plus en plus admis que les arts plastiques contemporains selon une définition vague mais institutionnellement acquise sont d'une certaine façon tous "temporels", au sens où il seraient exempts de toute implication artisanale dès lors que leur mode de production repose avant tout sur le "dessein" (intention) c'est à dire sur le concept [3]. Si donc la mode et le design, ressortissant au domaine des "arts appliqués", "mineurs" au sens classique, peuvent aujourd'hui entrer dans le domaine des arts plastiques, ce n'est en tout état de cause que sur la base d'une part, de l'occultation de leur origine historique et de leurs caractéristiques propres, "mécaniques" ou industrielles, et d'autre part sur la reconnaissance des qualités purement conceptuelles de leurs créations. Antoine Leperlier
Art, matières et matériaux
La question des matériaux et de leur usage a été posée dans l'art, en particulier dans la sculpture au cours du XIX e siècle, après la découverte de la polychromie dans la statuaire grecque. Les sculpteurs se sont tournés vers des matériaux polychromes souvent issus des arts appliqués, susceptibles de donner à l'art les couleurs de la vie. Des pierres dures à la peinture du marbre, des céramiques de Gauguin aux recherches d'Henry Cros sur la pâte de verre, (matériau unique susceptible d'être coloré dans la masse), on assiste à une levée des tabous concernant les matériaux dans la sculpture, à une subversion des dogmes de la Beauté classique exprimée grâce au qualités mimétiques du marbre blanc et du bronze noir, ainsi qu'à une disqualification de la distinction entre les arts majeurs et mineurs. Ces recherches concernant les matériaux et leur mise en œuvre se sont développées non pas dans le contexte d'une évolution des techniques artisanales traditionnelles, mais dans celui d'une réflexion esthétique impliquant la remise en cause des canons académiques et dans une volonté de mettre la subjectivité de l'artiste au cœur de l'œuvre par la transformation individuelle des matériaux. Les Symbolistes, l'Art Nouveau, de Stijl, l'Art and Craft ou le Bauhaus ont tenté à leur tour, chacun à leur manière, d'abolir ces cloisonnements académiques dans un idéal d'art total qui se fondait sur une utopie sociale et qui liait l'Art à la transformation de la vie quotidienne. "Architectes, sculpteurs, peintres, nous devrons tous retourner à l'artisanat" proclamait le manifeste du Bauhaus de Weimar. Enfin, dans la perspective d'un retour à une humanité libérée des contraintes de la civilisation occidentale afin de mettre la création individuelle au cœur de la vie, les artistes Cobra, mais aussi ceux du "Bauhaus imaginiste" (Jorn, Constant,), retrouvant la démarche de Gauguin, ont indifféremment utilisé dans une liberté totale tous les matériaux et toutes les techniques artisanales ou industrielles. Pour eux, la création de formes nouvelles allait de pair avec la création de nouvelles formes de vie. "Il est naturel à l'artiste, dont l'ultime but fut toujours la création de la merveille du phénoménal, du chef-d'œuvre, d'essayer d'élargir le domaine de l'instrumentation de ses entreprises, et entre autres, de chercher dans les techniques artisanales abandonnées par la vie mécanisée de nouveaux moyens de combattre cette mécanisation de la vie" (A. Jorn.Mouvement et forme.1957) Il faut rappeler que dans les années 60, on a vu aux États-Unis la création du "Studio Glass" et l'émergence avec Libensky d'une l'école de verre tchèque qui jusqu'à nos jours tente d'imposer une certaine liberté d'expression artistique. Ces expériences aujourd'hui majeures dans le monde verrier contemporain, s'enracinent dans celles du XIX et XXe siècle et participent de cette même autonomisation des matériaux dans l'art et de leur déliaison d'avec l'artisanat pur et simple. Il y a lieu, assurément, de s'étonner de l'absence de réflexion et de débat sur ce qui aujourd'hui représente une part importante en France comme à l'étranger de la création contemporaine en verre mais aussi en céramique. Les artistes verriers ou céramistes, ne peuvent véritablement et à part entière trouver leur place au sein des arts plastiques. On les cantonne dans la sphère des métiers d'art ou de l'artisanat en leur faisant grief de n'avoir pas abdiqué leurs moyens propres, ou de n'avoir pas instauré une distance conceptuelle suffisante avec ceux-ci. Aussi la question des techniques et des matériaux dans l'art, question qui n'a jamais pu s'imposer au cœur de la réflexion esthétique actuelle, se pose-elle avec d'autant plus d'acuité que sa légitimité est contestée et qu'elle constitue encore aujourd'hui un tabou constant dans les art plastiques contemporains. Il y a lieu d'insister ici sur la distinction dans les arts plastiques entre les "matériaux", dont on conteste la sédimentation artisanale, et les "matières", employées "en soi", en tant que substances pures: au regard du "travail" sur la matière, réputé "conceptuel", et qui peut faire l'économie d'un savoir-faire, le travail revendiqué des matériaux est relégué délibérément dans les pratiques artisanales. Cette vision dualiste disqualifie la création globale d'une œuvre d'art qui s'appuierait sur une élaboration sensible des matériaux; l'œuvre ne devant être pour l'art contemporain que la manifestation objective et le témoignage concret de sa seule conception a priori, et non pas résulter, a posteriori, de l'élaboration artisanale, technique, délibérée et maîtrisée d'une intuition ou d'une idée dans un matériau électif. La pratique alchimique, exercée à part entière au sein du laboratoire et de l'oratoire, nous a cependant montré qu'une rêverie ou une réflexion philosophique pouvait s'inscrire et se développer dans une manipulation expérimentale des matériaux. Pour les alchimistes mais aussi pour Gauguin, Cros et bien d'autres, l'imaginaire était la "materia prima" de l'œuvre, et les matériaux le lieu d'émergence de l'élaboration concrète des "images". On pourrait se demander si ce n'est pas la distinction "art libéraux/arts mécaniques" plutôt que celle "arts majeurs/arts mineurs" qu'il convient d'évoquer pour caractériser la distinction hiérarchique entre les "arts du concept" et les "arts des matériaux", tant c'est l'intellectualisation des œuvres qui prime sur leur exécution ! On en conclurait, dés lors, que si, selon la célèbre bulle papale, il ne peut y avoir d'âme blanche dans un corps noir, il ne saurait y avoir pour l'art contemporain de concept pur incarné dans un matériau transformé par la main de l'homme! Antoine Leperlier
L'héritage paradoxal de Marcel Duchamp
On doit probablement à Marcel Duchamp d'avoir "poétisé" les Arts Plastiques en portant sa réflexion sur la temporalité de l'acte créateur. La disqualification provocatrice du "savoir-faire" et même du "faire" en art que ses ready-made ont initiée a fait basculer les arts plastiques du coté de l'activité mentale pure; ce faisant les arts spatiaux sont passés du coté des arts temporels. C'est ainsi que les œuvres produites dans le cadre des arts plastiques contemporains, et qui peu ou prou se rattachent à un héritage duchampien, rejettent le processus de production matériel des œuvres, afin que la pureté du concept ne soit pas entachée par des procédures artisanales. On pourrait cependant noter que l'œuvre de Duchamp ne se réduit pas aux ready-made et que, dans ses autres créations, son attitude vis-à-vis des procédures techniques est totalement différente. Il n'ignorait pas qu'un travail manuel aussi fastidieux soit-il, est nécessaire à la matérialisation de tout objet d'art, fut-il conceptuel. Ainsi préconisait-il un certain "bricolage" en art, c'est à dire des moyens librement assumés dans le cours même du processus créateur et à la mesure de ce que celui-ci exigeait. Il les poussait parfois jusqu'à un certain perfectionnisme. Qu'il suffise, ici, de citer les différents modes de production utilisés par Duchamp pour exécuter ses ready-made, son "Grand - verre", "'Étant donné" les "boites en valise" ou la peinture de "T'u m'", pour mesurer combien Duchamp peaufinait en maître artisan ses ouvrages.! Il est clair que les moyens utilisés par Duchamp ne sauraient en aucun cas être réduits à une théorie qui exclurait absolument le travail manuel et bannirait les matériaux de l'art. Rappelons qu'il a notamment fabriqué lui-même ses couleurs pour le Grand-Verre, qu'il a choisi délibérément le verre, le marbre, ou encore le cuir pour leurs qualités propres. Ainsi d'ailleurs, s'exprimait-il en 1967 dans ces entretiens avec Pierre Cabanne : - P. Cabanne : on a l'impression tout de même que les problèmes techniques passaient avant l'idée ? - M. Duchamp : souvent oui. Il y a très peu d'idées au fond. Ce sont surtout de petits problèmes techniques avec les éléments que j'emploie, comme le verre, etc. Tout cela me forçait à élaborer. - P.C : Il est curieux que vous qui passez pour un inventeur purement cérébral ayez toujours été préoccupé par les problèmes techniques. - M.D : Oui. Vous savez, étant peintre, on est toujours une sorte d'artisan. Duchamp ne faisait pas l'économie de techniques élaborées et complexes pour tenter de préserver une quelconque pureté de son concept (si tant est qu'il soit question de concept dans son œuvre ) ; l'enjeu et le souci était bien plutôt que ce temps passé -long ou bref - consacré à la réalisation de l'œuvre, soit vécu totalement et singulièrement dans l'exercice de sa liberté. La vie était ailleurs, au sens où l'art, en tant qu'activité séparée, équivalait, à ses yeux, à un travail forcé. La position radicale de Duchamp visait avant tout les artistes professionnels qui exerçaient leur métier comme des spécialistes. Ceux ci n'étaient à ses yeux que de bons artisans, "intoxiqués par la térébenthine". Les artistes virtuoses des salons de la IIIe République ne pensaient manifestement plus leurs moyens, tout occupés qu'ils étaient à produire des œuvres de commande et à récolter des médailles. C'est de cet art-là, en tant précisément qu'il n'était plus que du "faire" impensé, dont Duchamp voulait définitivement la mort. Ainsi l'absence de "faire" dans le ready-made nous indique-il en creux combien ce "faire" avait, bien au contraire, de l'importance pour lui et combien il était soucieux de ne pas faire "n'importe comment" en art. C'est dire combien il est important de penser le "faire" en art ; le penser à tel point même qu'il a pu le faire disparaître dans ses ready made. De ce point de vue, on peut dire, au risque de choquer certains, que Duchamp fût à sa manière le défenseur de l'art au sens traditionnel de sa définition, celle d'avant l'apparition de l'esthétique : un "ensemble de procédures réglées qui vise à une certaine fin". En définitive, il ne s'agissait pas pour lui de remettre en cause les moyens matériels en art mais bien plutôt de dénoncer leur fétichisation académique. Antoine Leperlier
Domination institutionnelle du concept en art et renforcement des discriminations esthétiques
"Les imitateurs, les maniéristes", "imitatores, servum pecus", passent du concept à l'art : ils notent ce qui plaît et ce qui fait de l'effet dans les vrais chefs-d'œuvres; ils l'analysent, ils le conçoivent sous forme de concept, c'est à dire abstraitement; ils en font enfin à force de prudence et d'application, un pastiche avoué ou inavoué… Or jamais le concept ne pourra donner à une œuvre la vie intime" écrit Schopenhauer, dans Le Monde comme Volonté et Représentation (I 245-7). Ne pourrait-on pas voir dans la domination du concept en art aujourd'hui comme une sorte de désublimation sous forme d'axiologies abstraites et doctrinales du geste iconoclaste de Duchamp mais aussi des intuitions développées dans l'art moderne ? Ce geste, qui était avant tout l'affirmation de la liberté totale d'un individu, a été réduit à un acte mental pur, à une simple proposition conceptuelle. Il a été institutionnalisé dans le confort des musées et centres d'art au point de s'imposer aux artistes comme le dogme de l'"Immaculée Conception" de l'art. La récupération, sans risque, de l'aspect le plus provocateur de l'œuvre de Marcel Duchamp, la seule prise en compte de l'aspect le plus spectaculaire de la création du ready-made, ont occulté la complexité initiale et le contexte historique. La recherche du scandale à tout prix, vecteur de promotion médiatique, est devenu un exercice académique ouvrant les portes de la villa Médicis et des expositions internationales. L'institutionnalisation du geste de Duchamp, tout en le vidant de sa pertinence polémique, établit les bases d'une nouvelle académie ou plutôt d'un nouveau genre dominant dans les arts plastiques, l'"art contemporain", dont on pourrait dire qu'il place le concept là où Lebrun plaçait le dessin (dessein) ou la Peinture d'Histoire, et les matériaux et les techniques là où les "arts libéraux" plaçaient les "arts mécaniques". Cette discrimination hiérarchique est renforcée mais aussi justifiée par la définition tautologique de l'Art Contemporain. En effet, l'ouverture de l'art contemporain à de nombreux univers "low" et "mineurs" a évacué la problématique du majeur / mineur pour lui substituer une distinction plus radicale entre ce qui est Art et non Art (ou plutôt devrait-on dire entre ce qu'est le non-Art et ce qui reste encore de l'Art ). Étant entendu que n'est art que ce qui est "contemporain", et "art contemporain" que ce qui est conceptuel; toute activité artistique qui ne se plierait pas aux critères dominants ne saurait être "de l'art contemporain" et donc par voie de conséquence de l'art. L'art contemporain post-moderne s'impose comme un nouveau genre artistique hégémonique, il a évacué l'alternative historique d'un art qui, ne répondant pas à ses critères, aurait pu le dépasser. Mais n'est-ce-pas le propre de l'Académie que de chercher à tout prix à se perpétuer ? Plutôt qu'à l'abolition des hiérarchies entre les arts qui aurait pu passer pour une avancée des mentalités et une preuve d'ouverture et de liberté d'esprit, on assiste à une refonte et à une restauration des catégories hiérarchiques sous la domination hégémonique des "arts du concept" qui renvoie les "arts des matériaux" hors du champ de l'art. On peut noter que chaque accession d'un art réputé "spatial" dans la catégorie des arts "temporels" ou toute accession d'un art réputé "mineur" dans la catégorie des "arts majeurs" s'est toujours faite dans la reconduction d'une hiérarchie basée sur une échelle de valeur esthético-morale toujours identique. Celle-ci vise à l'exclusion des arts dont le contact avoué et délibéré avec les matériaux et leur mise en œuvre artisanale reste encore trop intolérable pour l'académie du moment. Et, de ce point de vue l'art contemporain en tant que genre académique dominant, n'échappe pas à la règle. Antoine Leperlier
L'art et la division des tâches : place du concept dans le travail morcelé
La distinction "arts du concept" et "arts des matériaux", nouvelle forme inavouée mais réelle de la distinction "arts libéraux" et "arts mécaniques", n'est pas sans conséquences quant au rôle social qui est réservé à la création dans le cadre de la division des tâches. Celle-ci opérant entre la conception et la réalisation, permet l'exploitation de la création et de l'activité manuelle en tant que forces de production autonomes et séparées; elle facilite ainsi l'occultation de la présence déterminante des "arts mécaniques" ou de l'industrie dans la mode, le design mais aussi dans les arts plastiques contemporains en général. On voit souvent des objets de designers et, de plus en plus, de concepteurs d'objets uniques ou d'artistes, accompagnés d'une littérature condescendante sur les qualités artisanales du praticien qui les a réalisées. Cette collaboration, au demeurant toujours louée, confirme la hiérarchie et la séparation de la création et de la réalisation, toujours au profit du concepteur dont le statut seul autorise l'entrée de ces œuvres dans le champ artistique contemporain. Sous ce mode de production morcelé de l'art contemporain, le rôle des assistants et des sous-traitants prend une importance dont on n'a pas encore cherché à évaluer les éventuelles conséquences esthétiques. De même, la création de modèles étant de l'ordre du "dessein", la production étant de l'ordre du "mécanique", la mode et le design, indemnes de tout contact avec les matériaux et de toute référence à sa transformation industrielle, peuvent bien intégrer les "arts du concept" sans perturber les catégories admises. Du fait de cette occultation du travail réel, les œuvres exécutées par des praticiens ou par l'industrie pour le compte d'un artiste, d'un designer ou d'un créateur de mode, peuvent donc prétendre au rang d'œuvres d'art. Aussi, on pourrait dire que les œuvres d'art contemporain, essentiellement produites dans le respect de la primauté du concept et s'affirmant dans rejet de la problématique du "faire", ne se définissent plus tant comme des objets esthétiques mais bien plutôt comme des objets résultant du respect d'un certain mode de production établi sur une division des tâches explicite ou implicite. Cette forme d'"esthétiquement correct" qui protège l'intégrité conceptuelle de l'œuvre tout en occultant l'état de fait et la réalité des hiérarchies, se substitue progressivement au jugement de goût. Ce n'est souvent qu'en se fondant sur un système de valeurs morales et d'a priori théoriques mettant en avant le respect de ce mode opératoire, (dessein/dessin et exécution) que sont distinguées les œuvres sous-traitées à des praticiens, de celles réalisées par des verriers ou des céramistes eux-même. De ce point de vue on peut dire que le mode de production de l'art contemporain est analogue à celui de la marchandise qui, dans la publicité, escamote au profit d'une épiphanie miraculeuse, la sueur et l'exploitation de la force de travail que la fabrication a réclamées. Cette analogie/mimèsis est d'ailleurs totalement cohérente avec ses propres fondements esthétiques et historiques tels qu'ils apparaissent d'emblée dans le monde de l'image publicitaire, des média et de la consommation de masse. Antoine Leperlier
Arts du concept et autonomie de l'art
L'implication délibérée de l'art contemporain dans le monde de la consommation de masse (cf. les sponsoring Shisheido, Absolut Vodka, par exemple) se paie au prix de la perte de son autonomie, laquelle est monnayée en retour par une "starisation" qui s'appuie sur la réévaluation spectaculaire de l'idéal du génie. Cet idéal qui s'applique au créateur/concepteur garantit la valeur hautement symbolique de leurs créations ainsi que leur caractère esthétique. Le désir ultime de la marchandise étant d'être consommée en tant qu'œuvre d'art, et l'œuvre d'art en tant que marchandise ( par exemple les œuvres en nombre de Fabrice Hybert, présentes dans son "Hybermarché"). "La littérature hagiographique qui tient lieu d'esthétique"… "exalte les œuvres comme des émanations directes de génies souverains et en omettent les opérations matérielles dont elles procèdent en réalité. La sacralisation des artistes dans le champ esthétique et l'anonymat des travailleurs dans le domaine économique, sont deux formes symétriques d'occultation du travail concret dont procèdent respectivement la valeur artistique et la valeur marchande." écrit Michel Thévoz dans Philosopher, Fayard 1980. Ce qui est reconnu socialement dans l'activité du designer ou du créateur de mode ou encore dans celle de l'artiste contemporain tient essentiellement au caractère éphémère et toujours nouveau de leurs créations, entièrement dépendantes des tendances qu'ils sont chargés de définir et d'entretenir. En participant au renouvellement des modèles socio-culturels,la création se meut en "créativité" et devient une force dynamique de production. Celle-ci a investi tous les domaines liés à la production de la marchandise, à sa consommation et à sa médiatisation. Elle réinsuffle, par la sempiternelle déclinaison de formes "nouvelles" et de modes d'éxistence, prêt-à-porter d'un monde idéal et médiatisé, une vie dont le corps social a été exproprié. La "liberté" que le designer revendique parfois quant à la faisabilité industrielle de son projet, et qui voudrait laisser croire à une création gratuite, ne change en rien cette loi économique, étant entendu que la créativité apparemment débridée et "affranchie" est le ressort même du renouvellement de la marchandise. L'esthétique "ludo-fonctionnaliste" du designer laisse croire que ses créations pourraient toujours mieux satisfaire des besoins toujours plus diversifiés et ouverts sur la vie quotidienne. Dans cette version "qualitative", elle contribue à standardiser un imaginaire social, à interdire les investissements personnels et les rapports symboliques dont l'objet esthétique (et aussi l'objet artisanal ) était le lieu. Tout nouvel objet conçu en vue de sa production industrielle dispose en plus de sa forme, du mode de vie qu'impose son "usage" [4]. Cette créativité conceptuelle du design, de la mode, de l'art contemporain, assure la fabrication d'œuvres faisant office de produits d'appel ou d'images de marque dans un système de communication qui promeut l'image spectaculaire d'un monde moderne, progressiste, toujours en mouvement, toujours "branché", en un mot "contemporain". Antoine Leperlier
Arts du concept et institutions
Derrière la discrimination académique entre les "arts du concept" et les "arts des matériaux" se pose la question du pouvoir de l'institution culturelle et de son rôle dans le contrôle de la création. Les moyens nécessaires à la production de l'art contemporain, son marché, mais aussi son enseignement sont dans une grande mesure aux mains des institutions culturelles. Celles-ci sont placées en interface entre les artistes et le public. Elles se chargent d'une part de donner aux artistes les moyens de concrétiser les concepts originaux qu'ils créent et d'autre part de gérer les lieux d'exposition et de diffusion de ces œuvres. Ce dispositif culturel est encadré par une académie informelle dont les catégories esthétiques restent occultes, inavouées mais discriminantes [5]. Étant entendu que l'absence de "faire" ou de "savoir-faire" individuel constitue l'un des critères non-avoués, "faire" de l'art contemporain pour un artiste suppose tout d'abord l'abandon volontaire de ses propres moyens de production au profit de l'institution artistique qui s'en charge. Celle-ci, constituée en réseaux publiques ou privés, doit ainsi sa survie et son développement aux artistes dont elle s'est assurée la dépendance pour ce qui concerne leurs moyens de création et d'exposition. Les œuvres dont la seule raison d'être réside dans leur exposition muséale, marque l'achèvement de cette collaboration. La plupart des œuvres majeures de l'art contemporain n'aurait en effet pas vu le jour si des institutions publiques ou de grands groupes financiers privés (dans des États moins centralisés) n'étaient directement impliqués dans leur financement et leur mise en œuvre ( Daniel Buren, Mathew Barney, etc…). A cet égard on pourrait dire que le titre de "curator" qui progressivement remplace celui de commissaire d'exposition ou de conservateur n'est pas seulement un anglicisme : il dit réellement ce que personne n'ose avouer tout haut, à savoir que le curator est aussi le "curateur" qui a la charge de s'occuper administrativement de ceux que l'on considère, du fait de l'affaiblissement de leur autonomie physique ou psychique, comme incapables d'assumer leurs responsabilités. L'art contemporain en tant que champ institutionnel clos et hégémonique a signé la mort de l'art en tant que dernier espace de liberté et d'autonomie. L'art est effectivement mort lorsqu'il a perdu ses "moyens" en les déposant aux pieds de l'institution culturelle qui s'est chargée de l'entretien de sa "liberté d'expression". Conclusion L'intégration sélective et discriminante du "mineur" dans l'art contemporain ne témoigne-t-il pas de la fin des utopies modernes, utopies qui visaient à faire entrer l'art dans la vie pour la transformer dans un idéal de libération et non d'asservissement et d'adaptation à un système économique et culturel en place ? Cette utopie qui a tenté d'abolir les frontières entre l'art et la vie quotidienne s'est dialectiquement recyclée dans l'esthétisation de la banalité. De cette utopie qui se voulait transgressive, on est passé à un art contemporain collusif. Si l'art s'est effectivement intégré à la vie, c'est sous le seul mode de son insertion économique et mercantile; il s'est associé à la propagande culturelle du mode de vie imposé par la marchandise, dans lequel l'artiste se définit comme un prestataire de service, réduit à n'être qu'un simple agent d'ambiance ou de divertissement, forcément impertinent, toujours "subversif" et "critique". L'art contemporain a établi les bases nouvelles d'un art académique et a instauré la rupture du lien sensible avec l'œuvre, la virtualisation de la création, et en tant que genre dominant, il a exclu du domaine artistique l'ensemble des activités qui ne répondaient pas à ses critères de définition. Cet "art du concept" régi par le dogme esthético-moral de l'Immaculée Conception renforce d'une part, l'institution culturelle en la rendant indispensable dans la chaîne des procédures de création, et d'autre part joue un rôle de médiateur social entre une économie et un mode de vie qu'elle conditionne. De ce point de vue, il prend la place de gardien des valeurs sociales dominantes que la Peinture d'Histoire occupait sous le régime des Académies précédentes. Par ailleurs, l'institution culturelle maîtrise et contrôle les productions et les créations de l'art du concept, là où les "arts des matériaux" se passent d'elle.L'affirmation de l'indépendance des artistes mais aussi le recours libre aux matériaux et aux techniques dans l'art se sont toujours accompagnés d'un processus de remise en cause des axiologies dominantes. La création et la revendication de moyens techniques personnels et singuliers ainsi que l'usage de matériaux électifs n'ouvriraient-ils pas à l'artiste, au prix de son exclusion du champ de l'art tel qu'il est défini par les critères dominants, une voie vers la reconquête d'une autonomie qui, si elle lui fut de tout temps contestée, s'est toujours néanmoins affirmée comme le dernier espace de liberté pour lequel il y avait lieu de se battre? L'œuvre d'art nécessitera toujours un travail et des matériaux susceptibles de l'inscrire dans l'espace et dans le temps. La question des moyens (artisanaux ou non) choisis ne saurait être posée en dehors de la nécessité subjective et de la liberté que l'artiste prend pour créer un objet, un objet esthétique dont l'élaboration témoigne d'un rapport au monde et d'une expérience réelle, et non d'une simple présentation objective d'un concept de plus en plus redondant qui ne porte plus guère à conséquence. De même que la prétendue "fin de l'histoire" n'a pas vu l'abolition de l'exploitation de "l'homme par l'homme", de même la prétendue "fin de l'art" n'a pas vu la fin des hiérarchies académiques. J'ai choisi quant à moi, d'investir mon temps et ma création dans une technique et un matériau, la pâte de verre. Je revendique ce paradoxe qui consiste à résister avec une technique lourde et lente et un matériau exigeant, à un monde réglé sur l'accélération des échanges, la virtualisation du réel et la domination de la marchandise.
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Antoine Leperlier, La méthaphysique du verre, Musée National de Céramique, Place de la Manufacture, 92310 Sèvres
du 23 mars au 25 juin 2007, www.musee-ceramique-sevres.fr www.antoine-leperlier.com
[1] cf. Nathalie Heinich, "Pour en finir avec la querelle de l'art contemporain" le Débat N°104 1999, page 109
[2] cf. Alain Quemin "Le rapport disparu". Jacqueine Chambon, Ed. 2002
[3] cf. Bernard Lamblin "Peinture et temps", Klincksieck, 1987
[4] cf. Marc Le Bot, article : Technique et Art. Encyclopédie Universalis
[5] Cf. Alain Quemin "Le rapport disparu". Jacqueine Chambon, Ed. 2002
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