laboratoire médiums multi-disciplinaires théâtre d'ombres films d'animation fusain papiers déchirés œuvre mise en œuvre exégèse avant-gardes européens
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William Kentridge, vue d'installation, galerie Marian Goodman, Paris
Connu pour ses films d'animation à partir de dessins modulés, métamorphosés, jouant de l'apparition/disparition de l'image, mais aussi pour sa vision sur la société de l'après apartheid, l'explorateur des médiums multi-disciplinaires semble aujourd'hui arrivé dans sa pleine maturité. Sa formation aux Beaux-Arts mais aussi sa curiosité insatiable pour tout ce qui touche à la trace, au geste, au mouvement de l'image, se retrouvent aujourd'hui matérialisées et mises en scène de manière enchantée dans une installation où se côtoient, dessins au fusain ou frottages/estampages, collages de papiers déchirés ou de figurines agrafées, films d'animation ou court-métrage illusionniste. Et c'est à un véritable Wayang kalit (spectacle de théâtre d'ombres indonésien projeté sur écran de cinéma) que l'on assiste alors, mais pendant lequel on est invité à parcourir les étapes de la création, celles qui résident dans la recherche, le doute, l'hésitation, la disponibilité à l'accident mais aussi la quête de références artistiques, de sources littéraires ou historiques…bref, tout ce qui intervient dans l'élaboration d'une œuvre et l'instauration de sa mise en œuvre. Sans sembler y toucher, par des moyens d'une simplicité presque rudimentaire, sans aucune ostentation, ni virtuosité affirmée, Kentridge donne ici, au delà d'un spectacle, une véritable exégèse de la création artistique.
Ce sont tout d'abord des dessins originaux d'ailes d'oiseaux, soutenus par la mise au carreau chère aux dessinateurs de la Renaissance, qui animent les pages d'un livre d'apprentissage graphique, et qui au fil des pages se transforment en homme accroupi prêt à l' envol. Icare tentant de se sauver du texte ? Puis de grands formats au fusain, morceaux de papiers estampés ou balafrés qui seront réintégrés dans 7 Fragments for Georges Méliès. Mais outre le travail de subversion infligé aux procédés graphique puis cinématographique, aux constituants même du film, rappelant ici les recherches les plus expérimentales des avant-gardes européens des années 20-30, il est tout aussi intéressant de reconnaître dans le matériel iconique de base, l'utilisation qu'en auront fait Matisse ou Picasso, des papiers déchirés, des espaces blancs entre les formes, de ce vide cher au peintre de la couleur tout autant qu'au touche à tout génial ou même à l'homme préhistorique traçant au charbon les premiers bisons sur les parois des grottes, afin de nous indiquer la profondeur, l'espace d'articulation entre un bras et un buste, une patte avant et une patte arrière. C'est ailleurs le compas, report des sculpteurs que l'on devine dans cette recomposition agrafée de papier noir découpé approximativement ou devant la caméra sur trépied chère à l'opérateur photographe de L'œil à la caméra de Dziga Vertov. Ce réinvestissement de l'histoire des formes et des outils, tant plastiques que photographiques ou cinématographiques n'est pas sans interroger ludiquement mais d'autant plus efficacement l'histoire cette fois-ci de la genèse des formes artistiques. Et c'est alors qu'il travaillait "sur Voyage sur la lune (1902), l'avant-dernier et le plus compliqué des films de Méliés", nous précise l'artiste, "qu'inverser la pellicule et utiliser les fourmis pour certaines des séquences de Day for Night", lui sembla une bonne idée. C'est alors à un véritable travail all over que nous convie Kentridge dans une métamorphose incessante de figures détourées en lignes ou pointillés, apparaissant et disparaissant au fil du montage, de fondus-enchaînés, de superpositions, de répétitions de formes aussi incongrues (cafetière qui devient une fusée) que surréalistes (une tasse à café métamorphosée en loupe).
Tout un jeu d'animation graphique transforme le trajet de fourmis affolées en un véritable réseau urbain digne des plus énigmatiques visions aériennes de nos échangeurs autoroutiers. L'imaginaire se déploie, les rêves d'enfant prennent formes dans cette incroyable fascination que l'utilisation du gros plan, du zoom, de la vitesse de défilement concèdent à cette danse des images qui se font et se défont au gré de la magie du spectacle. Mais juste à côté de cette installation, celle de 7 Fragments for Georges Méliès, n'est pas sans nous intriguer non plus. Un chapeau dessiné "prend ses ailes", se détachant de son support blanc tandis que déboule dans une pirouette aérienne l'instigateur de ces "distractions animées". Le film passé à rebours nous montre "l'envers du décor" et exhume les étapes de la création. L'encrage d'un papier précède la venue de la forme. Le chiffon effaceur devient l'acteur de l'apparition de la figure. L'apesanteur nous emporte dans le cosmos et la magie se substitue au Faire. L'irrationnel devient à lui seul "deus" créateur. Et pourtant, l'artiste est aussi celui qui médite, arpente son atelier, se laisse envahir par ses pensées, retourne à la lecture, caresse du regard son esquisse qui comme par miracle se met en place, mais c'est aussi celui qui a besoin d'un modèle, qu'il soit sa muse, sa femme ou toute autre Idéa. Alors lorsque l'œuvre est là, il ne reste plus à celle-la qu'à se retirer comme elle est venue, discrètement, de dos, en ombre chinoise, disparaissant dans le paysage mental de celui qui l'a appelée inconsciemment ou non, mais en tous les cas qu'elle a porté dans son désir de faire œuvre. Voilà le dernier plan de Journey to the Moon, bien loin d'un simple film d'animation ou d'une récréation cinématographique, mais plus proche d'un petit traité de la création, aussi enchanteur que profond, comme savent l'être les poèmes les plus incarnés, ceux qui seront Art et non passe-temps d'amateurs. Belle leçon ici pour tous ceux qui se glosent de valoriser l'amateurisme sous-couvert de thèses universitaires.
Michelle Debat Paris, décembre 2004
William Kentridge, "Journey to the Moon", 2003, video projection,
Vue d'installation, galerie Marian Goodman, Paris
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