L'homme d'abord retient l'attention : citoyen péruvien, français, belge, à la curiosité foisonnante, en somme un condensé d'humanité pour lequel tout ce qui est humain n'est pas étranger, via un partage des idées perceptible ne serait-ce qu'à l'entendre et à le côtoyer. Bref, Jota Castro ne porte pas facilement à l'estocade.
"L'artiste doit se prendre en main et oublier un peu l'état afin de pouvoir créer en toute liberté des œuvres |
Or cette proximité fait place graduellement à un malaise. La spontanéité presque adolescente de la rébellion des expositions "universelles", présentées en France et en Belgique, interpelle les individus à la volée moins qu'elle ne violente radicalement les faits. On est donc en famille et pourtant on ne l'est pas. Quand la contestation reste manifeste, car performative et sporadique comme un lancer de ballons, ou un coup de soude dans l'air ambiant, on se trouve à vibrer avec lui, on l'accompagne de nos clameurs. Mais figé, transfiguré en phénomène médiatique de l'art contemporain, on s'interroge. Résumons les limites de cet activisme.
Dans les anciennes usines pétrochimiques de Solvay à Charleroi d'abord. Là, Jota Castro se targue de simplifier son discours afin d'être compris de tous. Mais c'est oublier rapidement que la proximité du message répandu ne garantit que sa réception à la hauteur de sa vue. L'horizontalité du réseau de compréhension pourrait alors manquer la verticalité d'un enjeu de formes et d'images qui privilégierait un engagement défini clairement. Jota Castro est politologue, juriste, la complexité ne devrait pas tant lui faire peur, ou alors est-ce que devenir artiste, c'est du même coup arrêter tout travail de pensée ? Qu'un ancien membre et expert à l'ONU puisse aussi bien tirer la langue à l'OMC sans faire de travail de critique du modèle à l'intérieur d'un autre modèle, celui de l'interactivité esthétique, et n'offrir que ces raccourcis sémantiques est une grande perte. Si un artiste est celui qui a choisi une forme de réaction rapide à l'événement, comme Jota Castro le souligne lui-même, quand vient donc le temps de l'analyse ? Répondre à la simplification par la simplification, quand la schématisation à outrance du discours, tant par le monde politique que par la sauce médiatique, est si prégnante, est-ce vraiment une arme ? Jota Castro, qui se défend cependant de documenter le réel, peut-il faire ni plus ni moins que ce que fait un journaliste ou un reporter, aux prises avec le vif du sujet ?
Tant est si bien que si le but recherché de ces deux expositions est l'universalité, c'est-à-dire s'adressant à tous, chacun valant tous et n'importe qui, ce relativisme pacifie moins qu'il ne nivelle. Cependant, ce regard fuyant de Jota Castro sur le monde, facteur d'ambivalence assumée, subit quelques sursauts quand il s'agit des minorités. Pour preuve, sa Biennale de l'Urgence, qui dénonce la guerre en Tchetchénie, ou le Discrimination day, assez politiquement correct néanmoins, proposé lors du vernissage du Palais de Tokyo. Pour ce dernier, le renversement du processus, sous l'angle "Et si c'était vous, le bougnoul ?", l'entrée de l'exposition séparant les "blancs" des "autres", manifeste la calamité de la haine discriminatoire selon une mathématique symétrie. Le "blanc" soumis à l'expérience de l'exclusion devrait en être d'autant sensibilisé. Or l'interactivité peut-elle faire montre d'une intersubjectivité propre à l'élaboration d'une communauté politique ?
Est-ce cela penser en se mettant à la place de tout autre, s'il suffit de travestir les situations sur le mode du renversement démagogique ? "L'empathie, je m'en fous" déclarait Jota Castro lors de sa conférence de presse, une étrange réponse pour celui qui déroule son tissu de sociabilité comme une banderole. Et combien alors se pose aussi le problème de la direction de son discours. Car à qui souhaite-il s'adresser ? À l'immense majorité des gens qui ne vont pas voir des expositions d'art contemporain ? L'universalité départie de discrimination, certes, mais qui est franchement contre ? Et pourquoi ne pas promener un regard sur la ville, travailler in situ ? Son mur des lamentations mobile et interconfessionnel réalisé en 2003 portait à plus d'engagement citoyen, semble-t-il. La citoyenneté critique qui use trop de la langue du pouvoir pourrait se mélanger les pinceaux. Et c'est là où le bât blesse, on se demande souvent pourquoi le travail de Jota Castro ressemble tant à celui d'un publicitaire. Voir à ce propos le montage de phrases slogans, l'utilisation de mannequins représentant des leaders politiques comme autant de têtes de pont : ici le rayon anti-impérialisme américain anti-Bush, ici celui anti-Berlusconi, etc. Si ce sont des caricatures, Jota Castro est un bon caricaturiste, ses représentations à gros traits des politiques en infâmes sont identifiables. Or que reste-il après le soir du vernissage ? Un espace où le concentré d'affectivité, transformée en pouvoir d'indignation, manque malheureusement sa cible et s'annihile de lui–même. De sorte que les deux panneaux que l'on retrouve dans les deux expositions, exercice d'admiration : Breaking Icones d'un côté, de détestation : Mother fuckers never die de l'autre, montrent les limites de cette subjectivité quelque peu cyclothymique puisque de part et d'autre, il arrive que l'on trouve les mêmes personnes. À l'évidence, cette vitesse du discours se conjugue mal au tempo d'une présentation dans la durée. De sorte que sa véritable efficience, Jota Castro la trouve lors de ses performances. L'installation du Théâtre national de Bretagne, par exemple, avait trouvé sa poétique au-delà du message. Ici, réagissant au suicide du critique d'art Amiel Grumberg, Jota Castro avait choisi non seulement d'inscrire au fronton du théâtre : "Tout n'a pas été dit, tout n'a pas été fait", mais il s'était fait casseur brisant les plaques de verre qui recouvraient les 400 mètres carrés d'espace d'exposition, que les visiteurs purent traverser ensuite sur un ponton en bois.
Jota Castro n'est jamais aussi convaincant que quand il oublie la politique internationale, et ce coup de hache dans cette mer de glace comme en nous gelée, participait d'un véritable et commun ébranlement.
Arrive ainsi parfois à émerger une belle pièce, mais le mot est mal choisi tant Jota Castro se pose en vif-argent de la réactivité et non en inventeur de formes. Le Brains labyrinthe de l'exposition du Palais de Tokyo le montre qui déploie une métaphore évocatrice des frontières qui séparent conscient et inconscient selon un labyrinthe de portillons à tourniquet, passages ouvrant sur d'autres passages ou sur d'autres fermetures, au gré des lois de la transformation. Artiste pulsionnel, départi des idéologies mais qui revendique la liberté d'entreprendre comme un droit fondamental : "L'artiste doit se prendre en main et oublier un peu l'état afin de pouvoir créer en toute liberté des œuvres (…) et aussi pour payer ses factures." dit-il, à quoi il ajoute que "l'idée de voir des gens porter mes T-shirts me fait penser que mes préoccupations tout comme le marketing sont universelles". Jota Castro a donc bien compris les rouages de la demande mondiale : résister en réaliste au formatage social sans prendre la responsabilité d'un geste artistique au service d'une réflexion de fond, puisque mesurée à l'aune de son mètre étalon qu'est la vignette. De fait, Jota Castro confirme au regard de ceux qui assument pleinement leur rôle d'artiste de spectacle et qui ont pris depuis longtemps des positions beaucoup moins circonstanciées, que les acteurs de la scène artistique contemporaine proposent un activisme social et politique à la figure bien pâle.
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France : Palais de Tokyo. Exposition universelle 1,
du 4 février au 3 avril 2005, www.palaisdetokyo.com
Belgique : B.P.S.22, Espace de création contemporaine de Charleroi, Exposition universelle 2,
du 5 mars au 15 mai 2005, www.hainaut.be
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