L'ambiguïté
complexe
entre horreur
et séduction
L'art révèle
des choses qui
ne sont pas
habituellement
à la portée de
la conscience
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L'artiste flamand Jan van Oost se sert autant du dessin que de la sculpture pour véhiculer son point de vue sur la caducité de l'existence humaine.
La galerie Pièce Unique présente dans son espace de la rue Jacques Callot une sculpture, "Blanche Neige", et dans celui de la rue Mazarine deux séries de dessins : une sélection faisant partie du "Cycle Baudelaire" et une deuxième série, exposée pour la première fois, inspirée de la relation entre Eros et Thanatos.
Le "Cycle Baudelaire" est une œuvre imposante. Entreprise en 2001 elle est constituée de 750 à 800 dessins : un, parfois plusieurs par jour pendant un an, de janvier à mi–novembre à l'exception de septembre.
Comme le titre le suggère, l'artiste trouve son inspiration dans l'œuvre de Baudelaire et plus précisément dans les vers des "Fleurs du Mal" et dans "l'horreur et l'extase de la vie" qu'ils évoquent.
Ses sujets sont des femmes décrites non pas par leur beauté élégiaque mais plutôt par leur puissance charnelle : elles sont grotesques, parfois monstrueuses, toujours troublantes…
Dans le diptyque 58–59 deux d'entre elles nous font face.
Un trait d'encre, fait à la plume, défini d'un seul geste deux corps sinueux et provocants.
L'une, aguichante, ouvre sa robe, l'autre, la tête renversée et les jambes écartées, se caresse.
Un tracé plus vigoureux au fusain et crayon de couleur enveloppe ces corps.
Elles se transfigurent sous nos yeux…
Des vagues les envahissent progressivement, des vagues qui trouvent leur source dans les sexes, sortes de fleurs ou créatures tentaculaires, nous révèlent la nature monstrueuse de ces femmes.
L'œuvre de Jan van Oost est reliée par un "fil rouge" à celle de Wiertz, Rops, Spilliaert et naturellement Ensor, illustres représentants d'une forme d'expressionnisme–symbolisme qui caractérise l'art moderne en Belgique, mais on peut aussi remonter ce "fil" plus loin jusqu'au réalisme grotesque de Bosch et Bruegel.
Contrairement à ces derniers, Jan van Oost ne "glisse" pas de jugement moral dans ses œuvres. Il s'agit plutôt d'un constat, une prise de conscience, il soutient : "l'ironie est la finesse stratégique inhérente à mon œuvre, l'ambiguïté complexe entre horreur et séduction, entre les faits et la fiction, entre réalité et fantaisie. L'art rend visible, et révèle, des choses qui ne sont pas habituellement à la portée de la conscience".
Dans la deuxième série de dessins, sa recherche autour du rapport entre "horreur et séduction" est poussée plus loin. Le sujet reste le même, des femmes portraiturées dans des postures érotiques, mais le "carnaval-bacchanale" d'inspiration ensorienne a disparu ainsi que l'utilisation de la couleur.
Les corps féminins sont d'abord dessinés au crayon, définis par un trait tendu et sensuel, qui en souligne les courbes sans solution de continuité.
Dans une deuxième intervention l'artiste superpose, au moyen du fusain, des crânes, ossements et autres indices de corruption, parfois juste des rayures, sortes de cicatrices, sur ces corps à peine suggérés.
Le trait au crayon est net et tranchant comme un couteau, celui du fusain est désagrégé : de la poussière noire qu'on craint de voir s'envoler, se disperser.
Un rapprochement s'impose… "Vanité des vanités, tout est vanité" telle est la sentence de l'Ecclésiaste qui est à l'origine d'un "genre" de peinture typiquement flamande qui envahit l'Europe au XVIe et XVIIe siècle.
L'élément incontournable de ces peintures est la présence du crâne : allégorie du "memento mori".
Les attributs classiques de ces compositions (fleurs aux pétales tombées, bougies qui s'éteignent, bijoux, fruits, miroirs, clepsydres ou montres …), qui appartiennent à un discours quasi immémorial sur la caducité, sont remplacés, dans les dessins de Jan van Oost, par les corps féminins, des jeunes femmes fléchies dans un instant de plaisir.
Une d'entre elles, de dos, se tourne à peine, son abondante chevelure caresse ses épaules et descend sur sa lingerie, peut être en soie, qui met en évidence les courbes de son corps. Dans son dos, un ruban est à peine défait. La bouche entrouverte, du fond de ses orbites vides, son regard nous transperce.
Une autre gît sur le dos, elle caresse voluptueusement son sexe tandis que son maxillaire se décroche, sorte de bijou précieux autour de son cou. Un trait à peine visible dessine un rond sur son ventre creux : un rappel à la vie ? L'artiste veut-il souligner la possibilité d'être mère ou, au contraire, s'agit-il d'une tumeur ?
La présence de la mort, la précarité et le rappel à notre condition de finitude sont une préoccupation constante dans l'œuvre de Jan van Oost.
On retrouve aussi dans "Blanche Neige" cette confrontation avec la mort.
Le personnage du célèbre conte de fées est représenté par l'artiste comme une petite fille, complètement habillé de lin blanc et dentelle avec un oreiller pressé contre sa tête. Elle se tient debout sur le gros livre qui raconte son histoire. Les mains jointes et les yeux fermés, elle est comme pétrifiée dans un "cocon" de film alimentaire…elle a goûté à la pomme…
Est-elle endormie ou morte ? Son oreiller est-il le berceau de ses rêves ou le corps du crime ? Ou l'a-t-on enfermée pour l'empêcher de parler et d'agir ? Attend-elle de pouvoir sortir de la chrysalide après sa mutation ? Le temps s'est peut-être arrêté pour toujours…
Autre aspect intéressant de l'œuvre de Jan van Oost est la notion de temps. Celle-ci est déformée par la conception même du Cycle Baudelaire, comme nous souligne si bien Catherine Francblin "chaque dessin de Jan van Oost, pris dans la circularité du cycle, est comme un jour qui se lève et un jour qui meurt". Dans les derniers dessins, l'idée d'un éternel présent est reprise mais cette fois il ne s'agit plus d'un présent sans mémoire qui se renouvelle chaque jour, mais d'un espace-temps dans lequel passé et futur cohabitent.
Jan van Oost nous confronte à une vision bergsonienne du temps où notre existence transitoire se tient en équilibre dans un présent qui a quitté la représentation linéaire, constitué d'un "avant" et "après", pour se coaguler dans un instant singulier.
Emblématique aussi l'image de "Blanche Neige" qui se tient debout sur le livre de son histoire déjà écrite… Le plaisir, la corruption, la vie et la mort coexistent comme différentes perspectives réfléchies dans un même miroir.
Martina Casaccia Paris, juillet 2003
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