JCN : Pour cette exposition à la galerie du micro–onde, tu présentes une série de pièces que tu as réunies sous le titre anglo-saxon de Inner. D'où vient ce titre ?
C'est l'idée d'intérieur, d'intériorité, je trouve que ça colle bien avec l'univers de mes images. Au figuré : espaces mentaux et évidemment au sens propre aussi : l'intérieur des carcasses métalliques (unités centrales, série des Micro lofts), celui des écrans (comme l'image rouge de la série des Radius)…
J'aurais aimé éviter l'anglais, mais je trouve qu'Inner sonne mieux avec ses deux syllabes qu'intériorité ou intérieur. J'aime le léger décalage que produit le mot dans une autre langue : on devine le sens et puis j'écoute une série de pièces musicales d'Alvin Curran qui s'appellent Inner cities (ça qualifie des quartiers déshérités dans les grandes métropoles américaines). C'est d'abord le titre des pièces musicales que j'ai rencontrées, avant l'écoute, les mots avaient déjà une résonance. "On vole les mots comme on vole les images."
JCN : Pierre, ton travail a subi de profonds changements depuis les années 80, tu as traversé ces années avec une capacité de renouvellement formidable. J'aimerai savoir comment tu opères les passages, le glissement d'une série à l'autre, d'une intervention aussi forte que celle que tu avais réalisée à la Flèche, par exemple, au travail sur les grands formats des radius ?
Glissement est le mot juste, comme un fondu enchaîné : il n'y a pas de rupture, ça s'emboîte, l'analyse de tout ça peut se faire postérieurement, avec un peu de recul. À La Flèche, un travail sur l'espace même de l'hôtel particulier qui l'accueillait, une configuration architecturale qui va être déterminante, va m'inciter à goûter aux joies de" l'in situ"… mon rapport à l'image et à l'objet est déjà là, mais, cette fois, je vais avoir l'occasion de l'éprouver concrètement, de le soumettre à la réalité d'un lieu : jeu - dans une confrontation des termes- entre un espace réel et un espace figuré, représenté (à travers la maquette qui devient un réservoir d'images qui vont se substituer à l'existant, re-construction de ce dernier…)
Dans le même temps, une expo au musée de La Roche-sur-Yon où une collection de plaques photographiques stéréoscopiques constitue le point de départ d'un développement d'images ; là encore la matière première constituée par ces plaques est soumise à une intervention, à une réappropriation : passage d'un médium à un autre (l'offset), images d'images, qui parlent de paysage cette fois… et qui me permettent de comprendre mon rapport à la photographie. Ce sont des images "volées", mais tout cliché emprunté ou non est un rapt ! Je ne me considère pas photographe, j'utilise simplement la photographie pour élaborer des constructions plus ou moins complexes, des espaces, à la manière d'un peintre.
JCN : On a parfois évoqué à propos de tes images l'analogie avec la perspective albertienne, et par conséquent avec la peinture de la Renaissance. Il me semble pourtant que la perspective n'est plus l'apanage de la peinture depuis l'invention de la photographie et que ton travail se situe dans un espace qui est peut-être plus au cœur des mutations de l'image que cette référence nous le laisserait entendre (ne serait-ce que par l'utilisation du numérique), Peux-tu nous éclairer sur cette question ?
La perspective ? Suggérée peut-être par la "maîtrise" de la disparité des échelles (leurs adaptations) de ce qui constitue mes images? Je partage ta perplexité. Non, ce qui m'intéresse dans la peinture (y compris dans celle de la Renaissance justement), c'est le fait que l'on regarde des images élaborées à partir d'une réalité qui n'est jamais reproduite "passivement" : tout y est de l'ordre d'une construction savante, maîtrisée, complexe. Mais aujourd'hui tout ça peut se rejouer, et de façon beaucoup plus vertigineuse avec l'informatique. Je boucle une boucle, car l'ordi est à la fois mon outil de travail et mon lieu de prédilection pour mes projections, bref à la fois cerveau et crâne.
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JCN : Tu utilises les carcasses désossées d'ordinateur comme un outil visuel qui te permet de construire ton image, on ne peut pas dire que le signe soit neutre, le monde qui est figuré semble être celui d'un après, après la catastrophe, après l'orgie. K. Dick, Tarkovsky, Soderberg, Wenders ou Lynch, les références cinématographiques et littéraires affluent et cela confirmerait la présence d'une intention narrative. Quelles sont les histoires que l'image pourrait porter aujourd'hui, et quelle relation entretiens-tu avec la littérature ?
Amour des carcasses ! Décidément, tu te souviens des éléments de voiture, j'ai toujours porté intérêt aux ossatures, squelettes, architectures donc. À ce propos, le jour où j'ai considéré un intérieur d'écran ou d'unité centrale, je les ai tout de suite envisagés comme des raccourcis de maquettes que j'aurais pu construire. Une façon pour moi de renouveler ce rapport que j'entretenais avec la maquette. Ceci dit, l'ordinateur est effectivement la "chambre noire" où s'élaborent mes fictions, lieu de projection, donc sorte de sténopé et tout finit, comme par "redondance", dans un caisson (série des Microlofts) où l'image se donne à voir par rétro éclairage. Magie de l'image filmique, arrêt sur image, plus que de la peinture, l'image, au quotidien, aujourd'hui est l'apanage du cinéma. Visions apocalyptiques, d'après la catastrophe ? je ne sais pas, c'est l'absence de présence humaine qui induit cette impression peut-être, présence forte du construit, fascination pour une architecture industrielle désertée (lieu par excellence de l'activité…)
À propos de K. Dick : dans un de ses livres "Au bout du labyrinthe", il est question d'un bâtiment énigmatique, un lieu de production, dont on doute même de l'existence. – Serait-ce seulement une image virtuelle ? - Il est nommé l'édifice… après un certain nombre de tentatives pour l'approcher car s'intercalent furtivement des visions qui n'ont d'autre réalité que celle d'images, les protagonistes de l'histoire finissent par le découvrir véritablement. Là encore l'édifice n'a d'autre réalité que celle que chacun des acteurs veut bien lui prêter ; cela se manifeste par l'inscription de mots divers qui viennent s'inscrire sur la façade et qui sont, de la part de chaque personnage, comme autant de différentes projections mentales pour tenter de définir le bâtiment. Chez K. Dick il y a une méfiance quasi paranoïaque vis-à-vis des images qui sont comme autant de leurres au service d'une manipulation des esprits. Il anticipe bien !
JCN : On pourrait qualifier tes images d'inquiétantes, ce qui inquiète c'est l'absence, le trou, mais aussi la matrice. Je ne sais pas si tu as croisé le travail de Villem Flusser¹, mais dans l'un de ses textes sur les gestes, il parle du retournement du masque. La carcasse vide de l'ordinateur serait-elle ce qu'il reste du visage ?
J'ai lu mais c'est loin. J'aime assez l'image du retournement du masque et la relation que tu établis avec la carcasse vide de l'ordi comme reste d'un visage… c'est fort… Architecture désertée, ça se rejoint, non ? Ça plairait beaucoup à Philippe Hurteau² qui a une passion pour les masques et les écrans.
JCN : Je me rappelle une très belle pièce des années quatre-vingt à propos de laquelle je ne sais plus quel auteur avait parlé tout à la fois de la sensualité de la bagnole et celle de l'accident que la sculpture contractait. Une dialectique très forte était à l'œuvre, dans la forme réceptacle et la froissure qui la soutenait. Aujourd'hui, le jeu entre la séduction du caisson lumineux très précieux et l'image métallique qui apparaît me paraît du même ordre. Qu'en penses-tu ?
Hubert Tonka parlait de distanciation par l'art (l'ouate, le maquillage…) du support de la modernité (la tôle de bagnole) de son expression baroque (masque et carnaval).
J'évoquais les éléments de voiture de mes débuts, enrobés de coton, aujourd'hui le caoutchouc et je réfléchissais dernièrement à la relation que tout ça pouvait avoir… l'intérêt porté aux ossatures… tout ça forme des habitacles à réactiver, qui engendrent chacun à sa manière des déplacements. Je ne peux qu'acquiescer à cette idée de jeu entre la séduction du caisson et l'image de la carcasse métallique désossée, bonne synthèse !
1. Les gestes, Villem Flusseur, éd. d'Arts, 1999
2. Philippe Hurteau artiste
Propos recueillis par JCN à Paris, mars 2007
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