Vélickovic :
J'ai la volonté de donner à voir le côté dramatique, existentiel de l’individu. Après 39-45 quelque chose s’est accumulé dans ma mémoire.
Tout ce que j’ai vu, tout ce qu’on m’a dit, les documents..., la mort, les corps pétrifiés, les fosses communes, les cordes, les gibets où se balançaient des semaines les pendus ont constitué un inventaire, un alphabet pictural et symbolique, un échiquier sur lequel on peut faire bouger des figures. J’ai abordé tout cela en termes de problèmes de picturalité. Certains amis sont partis faire du droit, moi j’ai fait de la peinture.
Le contenu du tableau, bien sûr, est quelque chose qui m’accompagne : l’histoire de l’Homme, de son agressivité, de sa violence, d’où il vient, où il va, son itinéraire d’un trou à l’autre, mais l’important est que le contenu et la forme doivent toujours fonctionner ensemble (je trouve d’ailleurs qu’aujourd’hui on a plus de forme que de contenu).
Ce qui se manifeste sur la toile me surprend toujours sans même que j’ai un projet précis. Ainsi une tête dans un paysage peut apparaître, sans effort, par hasard... Ce que j’ai vécu est tellement présent en moi que j’ai transféré le problème sur le terrain de la plasticité en essayant de donner à tout cela encore plus de force et de présence. C’est ce qui produit chez moi une succession de répétitions au service du même thème ; ce renouvellement répétitif est dû à une non-satisfaction par rapport à ce qui a précédé. Toute l’énergie doit être concentrée sur la représentation de ces thèmes-là. Je parviens à un détachement complet dans ces gestes qui parlent de la blessure, du déchirement physique, du corps qui part en poussière. Je continue sans perdre le souffle en pensant que l’image que je fais doit tenir, doit vivre, qu’elle doit fonder un dialogue entre moi et le tableau.
Entre le papier ou la toile et moi il y a échange d’agression, il faut casser la blancheur avec l’image qu’on veut mettre, cibler sur l’efficacité plastique et graphique, faire dévier sur l’émotionnel, j’essaie de regarder cela autrement, avec le 3ème œil, je travaille, j’en tremble moi-même.
A chaque fois c'est un défi lancé à la surface blanche. C'est comme si j'observais un adversaire et la matière est l'arme avec laquelle je vais essayer de me battre.
Je ne crois pas à l'inspiration, il y a des jours, je n'ose pas, une peur m'habite, je remets au lendemain, c'est une reculade devant cette peur de ne pas se satisfaire avec le geste accompli. Je suis parfois dans une solitude absolue, pas de visite, pas de coups de téléphone, seul avec mon angoisse. Je lacère avec un cutter mes tableaux non réussis, il m'arrive d'en extraire un fragment que je réutiliserai ailleurs.
On me dit que je suis visionnaire, que j’ai été rattrapé par la réalité de ce qui s'est passé en Yougoslavie. Les gens pensent que mes peintures sont inspirées par la guerre. Ce n'est pas vrai, la guerre a toujours été présente dans mes images. Il y a maintenant coïncidence avec la réalité. Je m’en sens coupable et me demande si je suis un monstre, comme si j’avais souhaité inconsciemment que cela se passe dans la réalité pour avoir confirmation de mes tableaux.
Jean-Pierre Klein :
C'est exactement le contraire, vous êtes un anti-monstre. Les représentations que vous montrez ne sont pas prémonitoires, elles constituent un traitement de l'horreur passée pour qu'elles ne se reproduisent pas. Vous vous êtes attaqué à la seule grande question de ce siècle qui est celle de l'horreur, mais il ne faut pas confondre énoncé et énonciation et vous assimiler aux sujets de vos tableaux. Les gens qui ne voient que ce que votre peinture représente - et c'est la malédiction de la peinture figurative de risquer d'être réduite à ce qu'elle figure - oublient que la peinture n'est pas le sujet du tableau mais l'acte de peindre ce sujet c'est-à-dire d'y rajouter de l'esprit. Le tableau ne représente pas le monde mais soi-même comme créateur face au monde, comme créateur de son monde. Le contenu figuré par vous, c'est de la souffrance et de la mort, mais le traitement de ce contenu, votre création picturale, c'est la vie même. Du coup, vous transmuez ce qui était horrible en drame métaphysique. L'homme est ainsi capable de saisir l'inhumanité de l'homme pour la transcender. La condition de la transformation est que cela se réalise de façon non délibérée : premièrement ça s'impose à vous et deuxièmement vous êtes avant tout préoccupé par des solutions picturales.
La volonté de dénonciation tomberait dans l'illustration et ne serait qu'une autre façon de coller à la réalité qu'il s'agit plutôt de métaboliser en y insufflant de l'âme. C'est peut-être comme ça que l'on empêchera que la réalité monstrueuse se répète en Yougoslavie ou ailleurs et que l'histoire bégaie.
Vélickovic :
Le tableau et moi nous faisons bloc contre quelque chose, ça n'a pas de destination : je fais cela pour moi, mes motivations, mes passions. Ce n'est pas une commande extérieure, c'est un défi que je me fais, un témoignage urgent de réagir sur quelque chose, ça correspond probablement avec un rythme intérieur qui me permet de fonctionner.
Tous les sujets n'ont pas pour moi les mêmes possibilités expressives. Les miens provoquent évidemment des problèmes pour vendre mes tableaux : représenter une femme qui accouche d'un rat divise par dix la possibilité que ce soit acheté par quelqu'un. C'est une sacrée différence de fonctionnement avec des collègues qui ont des sujets 100 % acceptables.
Je travaille comme beaucoup de mes confrères avec la photo comme béquille. Elle est devenue une sorte de pont avec la réalité qui est, pour ce qui me concerne, difficile d'aller chercher en direct avec un carnet de croquis... Géricault avait demandé qu'on lui obtienne des bouts de coeur et ce qu'il en a fait est une des parties les plus intéressantes de son oeuvre.
Une de mes élèves avait trouvé le moyen de dessiner dans une morgue, elle m'y avait invité. J'avais devant moi un spectacle qui n'avait rien de terrifiant. Je regardais ça comme une nature morte très complexe. J'ai toujours été fasciné par la médecine légale. Est-ce un intérêt maladif ? Je suis de ceux qui s'arrêteraient pour voir un accident. Je cherche un appui dans cette réalité au premier degré. Ça me paraît être une source d'information.
Je ne sais pas si je veux évacuer quelque chose. Je me rappelle en 1944, au moment de la libération de Belgrade, il y avait un soldat russe brûlé avec son casque, son uniforme, devant un cinéma. J'avais neuf ans, je l'ai filmé dans ma tête : il avait le visage tourné contre le sol, le ceinturon, le squelette carbonisé, les gens qui passaient mettaient entre ses doigts des bougies allumées, pour lui rendre hommage : ils ont fait comme une mise en scène. Moi aussi à ma façon, je mets en scène.
Jean-Pierre Klein :
C'est une belle sépulture que vous lui offrez.
Vélickovic :
Quand je pense à cette histoire, je ne crois pas qu'alors cela m'ait choqué outre mesure, c'est après que c'est venu. A l'époque, je l'avais probablement transféré dans une sorte de rêve... Les Allemands tiraient dans un cul de sac, les Russes avançaient…
Mes tableaux d'il y a 8 ans étaient plus distanciés, plus froids. J'ai maintenant la volonté de m'approcher plus près de la réalité imaginaire, de l'œil arraché, du trou dans la figure. Je vais vers une lumière. Mes tableaux privés de couleurs sont en fait organisés avec des vibrations de lumière.
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La couleur est au service d'un fonctionnement symbolique plus que d'un fonctionnement plastique. Les couleurs n'ont pas une fonction décorative, l'utilisation de la gamme chromatique est réduite à certaines couleurs mises au service de ce qu'elles doivent représenter sur le tableau. Depuis quelques années, la distance entre mon corps agissant sur une surface et le support qui se dresse et se refuse est réduite à zéro. On est collés l'un à l'autre. Je peins de plus en plus avec mes mains sans intermédiaire avec une gestualité à la fois hasardeuse et contrôlée.
Crémonini, qui a un esprit critique, a bien senti ma nouvelle manière de traiter le corps, le volume. Il m'a dit : "J'ai l'impression que maintenant tu aimes tes tableaux".
Je pense qu'il y a en effet un plus grand degré d'identification entre ce que je suis et ce que je fais. C'est une dramaturgie intérieure, corporelle, il y a moins de contrôle. Je prends les couleurs avec le doigt, je ne sais pas ce que ça va donner, l'effet va apparaître, il dépend du geste que je vais faire. C'est un étonnement perpétuel. Et cette surprise est due au hasard, à la quantité de peinture prise, au mélange dans ma main, sur mon doigt lui-même, à l'intégration de mon corps dans le geste. C'est une action presque aveugle dont la finalité est imprévisible et dont le résultat n'est pas prémédité. Il est juste programmé dans le choix des éléments. Bien sûr tout cela se passe à l'intérieur d'une forme qui est, dans mon cas, un détail du corps humain, mais si on observe ce travail de très près, c'est complètement abstrait. Si on isole un élément dans le figuratif, c'est abstrait. Intégré dans une forme, le dessin a une signification différente.
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J'ai actuellement la volonté d'éliminer les images trop bavardes, qui sont une tentation pour nous gens de l'Est qui veulent nourrir une image avec le maximum d'éléments. Kusturica par exemple met tout dans Underground dans une densité de contenu, la durée première était de neuf heures…
Jean-Pierre Klein :
Ce film m'a semblé "maniaque" au sens psychiatrique du terme, agitation extrême qui signifie le fond du désespoir.
Vélickovic :
J'essaie d'épurer, je suis à la fois prisonnier de la volonté de dire des choses et de savoir comment les dire, et désireux de tendre vers un non-dit qui soit, malgré tout, dit. Mon oeuvre est le mariage d'un usage pervers de l'abstrait pour dire la figuration.
Peut-on réduire le corps à un de ses éléments qui le représenterait ? Un paysage peut-il se figurer d'un trait séparant le ciel et la terre ?
La tête figurée dans le tableau vue de prés n'est qu'une exaltation manuelle et gestuelle et puis quand on recule et qu'on perçoit le volume global on s'aperçoit que c'est représentatif.
Jean-Pierre Klein :
Peut-on dire que c'est la révélation de l'abstrait caché au fond d'un corps, au coeur d'un paysage qui lui-même est corporel ?
Vélickovic :
Il y a de plus en plus dans mes tableaux des soleils noirs, des cavités, des trous qui s'imposent. C'est la fin du voyage.
Avant j'ai beaucoup travaillé le mouvement, mais l'homme qui montait l'escalier allait déjà vers la chute. Dans mes dernières peintures et dessins, le corps est à l'arrêt, accroché dans l'immobilité, dans l'irréparable.
Avant il y avait la présence évidente de la mort. Elle est actuellement omniprésente, rien ne bouge.
Je ne sais pas vers quoi je vais.
Jean-Pierre Klein :
Ne pourrait-on pas dire ceci : au début c'était la souffrance et l'horreur, et dans le même temps le traitement de cette souffrance, qui réalisait de la construction sur de la destruction. Et puis il n'y a plus en opposition de la mort et de la vie mais la perception interne de la mort au fond de toute vie, au fondement pourrait-on dire.
Maintenant, il me semble que ce n'est pas que de l'immobilité, ou bien alors comme étape, là où vous allez peut-être, qui se trouve d'ailleurs déjà présent, c'est la perception de la vie au fond de la mort.
Louis-Vincent Thomas, fondateur de la Société de Thanatologie, parle de la vie et de la mort comme envers et endroit de la réalité. Il dit aussi que le grand refoulé de notre civilisation n'est pas la mort mais le cadavre et son évolution.
Ce que vous montrez, c'est aussi la décomposition qui est la vie cachée de la mort, au cœur de toute mort, dans sa substance, il y a la vie à l'œuvre.
Vélickovic :
Le corps habité d'une énergie pourrissante ?
La "blessure", une série de tableaux porte ce titre, est en même temps l'annonce de la finalité et le redémarrage de quelque chose, une petite lumière — ouverture dans le corps — une plaie, un trou, et j'utilise cet élément dans un contexte pictural.
Les gens se bloquent au premier degré de la lecture de mes oeuvres, ils ne sont pas sensibles au clignotement de cette lumière, de cette chair dans cette mort. Ce noir profond dans la partie supérieure de la toile, j'ai passé beaucoup de temps à le faire, le reste, le corps, est sorti très vite. Le noir, j'ai tout fait pour le rendre imperméable, noir comme ces trous, ces fosses qui se trouvent dans mes toiles. Le corps frémit au sol et lui donne ses vibrations lumineuses.
Mes rapports avec l'image sont maintenant les plus directs possible, tactiles, c'est une tache, puis deux taches, ça prend forme, puis se détruit, rien ne se crée tout de suite.
Entre la forme et le contenu, je pense qu'il faut une absolue cohésion. Il y a des artistes, qui pour des figurations très dures, utilisent des moyens extraordinaires de type glacis ou autre. Ce que je montre serait tout à fait autre chose si je le faisais de façon lisse et glacée : entre ce qu'on veut dire, ce qu'on veut faire et ce qu'on fait, il faut qu'il y ait cohabitation, Je préfère l'effet brut, la toile brute, peu de couleurs. Il y a de moins en moins d'arrangements, de technicité dus au savoir-faire.
Ma nouvelle façon de peindre est très différente de ce que je faisais auparavant. Le fonctionnement plastique complètement imprévisible aboutit à une répartition des signes lumineux au service de quelque chose qui a pour fonction d'être. Et cette luminosité nouvelle se distingue de toute lumière habituelle, elle n'a pas le désir d'expliquer (les gens veulent toujours répondre au pourquoi pour aller plus vite, en fait c'est une dégradation). Elle est comme l'atterrissage d'un insecte qui se pose et qui laisse une trace, une forme, un fonctionnement physique tactile, une touche sur une surface.
Jean-Pierre Klein :
Le doigt de l'ange ?
Propos recueillis par Jean-Pierre Klein, avril 2004 texte paru dans Cultures en mouvement n° 34, 2001
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