Christian Salmon : On a l'impression que vous poursuivez à Evry cette interrogation. En
la déplaçant. Ici ce n'est pas l'identité qui est déconstruite, c'est le lieu. La banlieue ou le
non-lieu qui est convoqué, confronté à la ville, qui interroge la ville ?
Anabell Guerrero : C'est tout naturellement que j'en suis venue à me poser ces questions
à Evry. Comment faire une ville, une cité, avec cinquante quatre nationalités ? Comment
l'étranger habite-t-il la ville et s'inscrit-il dans la ville ? Comment une ville devient-elle
monde ?
"La survivance politique des hommes, écrit Giorgio Agamben, n'est pensable que sur une
terre où les espaces auront été troués et topologiquement déformés, et où le citoyen aura su reconnaître le réfugié qu'il est lui-même". C'est quoi le lieu ? Qu'est-ce qui nous lie à un lieu ? À partir de quand peut-on considérer qu'on fait partie de ce lieu ? Qu'on en a le
droit. Droit de cité.
Christian Salmon : D'où votre insistance à vouloir réaliser une "installation" Voix du Monde qui se présente sous la forme d'une structure en forme de drapeau ou de bannière. Vous
parlez vous-même de drapeau de la ville-monde. Pourtant un drapeau, c'est un symbole
identitaire. On voit des drapeaux sur les champs de bataille, au fronton des bâtiments
publics. On sort les drapeaux pour les anniversaires des victoires, les commémorations.
Le drapeau est un symbole fortement identitaire. À l'idée de drapeau est associée l'idée
de nation, d'État; c'est un symbole forcément exclusif ! Dans votre installation, on voit des
fragments, une identité qui s'affirme à partir de fragments, corporels ou culturels. Est-ce
que cela a un sens : un drapeau de l'Autre, un drapeau de l'Étranger ? Un drapeau, c'est ce
qui distingue ma patrie de celle de l'autre. Ou alors ne faut-il pas dire une bannière : dans
bannière il y a ban, de banni ; ce qui est banni dans le lieu, la banlieue.
Anabell Guerrero : Dans cette installation, il ne s'agit pas de présenter une identité fi gée
qui fait référence à un seul pays ; une seule nation, un seul état. Mais d'une identité plurielle,
une identité de frontières. Une culture en morceaux. Patrice Meyer-Bisch écrit "La peau
n'est pas une métaphore de la culture, elle en est le lieu privilégié, le lieu d'expérience. Là
se joue notre rapport à l'autre, le risque de notre identité. Elle est ouverture et clôture…
Notre peau, comme notre culture, est notre mémoire. Elle est superficielle et profonde ;
fragile est forte modelée et dessinée sur le visage ou la main".
Cette installation est une inscription au coeur de la ville, de cette culture recomposée.
Comment ces réalités contradictoires constituent une identité en devenir ? Citoyenneté
et exil. Le lieu et le monde. En liaison avec la fontaine de Kathryn Gustafson sur la Place
des droits de l'homme et du citoyen, qui illustre le paradoxe permanence/flux, je propose
Voix du Monde mémoire/déplacement. Je voulais surtout que l'installation ne se fi xe pas
d'un côté ou de l'autre de cette contradiction. Une bannière flotte au vent. La structure
décrit un mouvement d'ondulation, un arc de cercle constitué de trois segments séparés.
Cette séparation est importante ; le spectateur de l'oeuvre peut traverser l'oeuvre qui reste
ouverte et accueillante.
Christian Salmon : Autre paradoxe : vous avez choisi des matériaux comme le granit, le
cuivre pour support d'une présence mouvante, en devenir, comme si vous vouliez inscrire
dans la pierre ce qui est justement une présence fantomale, spectrale.
Anabell Guerrero : J'ai choisi le granit parce que c'est une matière qui perdurera dans le
temps et qui peut s'inscrire dans la mémoire. Le granit est une matière solide qui a une
grande résistance aux intempéries et qui peut donner à l‘oeuvre une certaine permanence
et s'inscrire dans le temps ; la présence-absence de l'étranger dans la ville ; installer
dans la durée ce qui est de l'ordre du passage, du flux… d'où la présence dans cette
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installation d'éléments de cartographie gravée dans le cuivre : des fleuves, qui sont
comme les lignes de la main ou les veines qui sillonnent la peau, des éléments d'une
identité fluide, énigmatique, des signes de l'exil et du déplacement. J'ai choisi d'introduire
cette cartographie des fleuves plutôt que les pays d'origine pour ne pas enfermer l'exil
dans une représentation ethnographique de l'origine et évoquer le caractère fluctuant de
ces identités plurielles, en mouvement.
La partie centrale de l'installation est un grand panneau formé de lignes de la main
photographiée sur des habitants d'Evry qui dessinent comme une cartographie intime
de l'exil. Le cuivre est une matière qui a une grande malléabilité et qui se modifi e avec
le temps. Je l'ai choisi pour accueillir les cartes des fleuves. Le granit noir, mais aussi le
noir et blanc des photographies soulignent les détails de la peau. L'échelle de l'installation
qui agrandit démesurément les détails leur donne une certaine noblesse et grandeur
humaine, malgré l'expérience et la figure persistante de l'exil et de l'oubli. Le granit offre
une surface réfléchissante ; des éléments urbains, des fragments de la ville vont ainsi
se superposer aux éléments de la photographie constituant des sortes de palimpsestes
en mouvement. La pierre accueille les images des hommes et des femmes d'Evry et en
même temps reflète la ville-monde qui les accueille.
Christian Salmon : L'installation Voix du Monde devrait être exposée sur la Place des
droits de l'homme qui est au coeur de la ville nouvelle. Comment s'inscrit-elle dans
l'architecture de la place ?
Anabell Guerrero : Il fallait s'inscrire dans le projet global, trouver sinon une cohérence,
des correspondances, des résonances entre les différents éléments architecturaux, entre
les matériaux.
On ne pouvait pas installer sur cette place une simple exposition de photos. C'est une
place avec un sol clair entouré de bâtiments de briques et surmontée par la Cathédrale
de Mario Botta en brique rouge. Il y a aussi le Bassin du Dragon de la paysagiste Kathryn
Gustafson-Melka. C'est pourquoi j'ai choisi comme matériaux le granit et le cuivre. Les
tracés des rivières gravés dans le cuivre de mon installation dialoguent avec la fontaine. La
structure constituée de trois segments en arc répond à la forme découpée des bassins.
Quant au cuivre, il rappelle la brique de la Cathédrale.
J'ai voulu que le spectateur puisse passer entre chaque segment de l'oeuvre, qu'elle ne
fasse pas obstacle à la circulation, mais qu'elle puisse être traversée, oeuvre ouverte, en
mouvement.
Cette installation a été réalisée en collaboration avec l'architecte Juan Luis Briceño. C'est
avec Juan Luis Briceño, que de concert, pendant plus d'un an, nous avons travaillé sur la
faisabilité de l'oeuvre, cheminement qui a abouti au choix de matériaux organiques, cuivre
et granit. Tout ce travail a été possible grâce à une grande complicité artistique entre nous.
Un travail d'équipe qui nous permet aujourd'hui, au delà de Voix du Monde, d'élaborer
d'autres projets ensemble…
Entretien d'Anabell Guerrero avec Christian Salmon publication Paris, octobre 2006
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