Entretien d'Anabell Guerrero avec Christian Salmon, La frontière vibre de toutes les voix du monde…, exporevue, magazine, art vivant et actualité
La frontière vibre de toutes les voix du monde…

Entretien d'Anabell Guerrero avec Christian Salmon


Anabell Guerrero
Anabell Guerrero

Christian Salmon : L'installation Voix du Monde est le fruit d'une résidence d'artiste d'un an et demi à Evry, pendant laquelle vous vous êtes intéressée au caractère multiculturel de cette ville… ?

Anabell Guerrero : J'ai passé un an et demi à Evry. Cela a été une expérience très intéressante ; j'ai rencontré des personnes provenant des quatre coins du monde, d'Asie, du Moyen-Orient, d'Afrique, d'Amérique latine et d'Europe de l'Est…Cette confluence à Evry de nouveaux visages, de nouvelles habitudes, de traditions venues d'horizons très éloignés les uns des autres… c'est une grande richesse, mais c'est aussi une source de tensions produites par la confrontation de ces multiples subjectivités dans l'espace urbain.

Cette résidence a abouti à la réalisation d'un travail photographique constitué de cinquante quatre photographies de détails, de fragments de visages, de corps, de mains, de pieds. Des photos que j'ai faites à Evry avec ses habitants.

Mon travail de photographe n'est pas un travail de reportage au sens traditionnel. Je n'exécute pas le portrait d'individus. Je recueille des indices, des signes, des détails du corps. Les mains. Les peaux. Tout un inconscient gestuel. C'est une autre forme de témoignage. En fragmentant le corps, l'identité, on découvre un monde, des paysages, des continents. En explorant les détails du visage, des mains - ce que Nicolas Ray appelle, dans le film de Wim Wenders, "le granit de l'identité" - on explore une nouvelle géographie ; une carte intime du monde. Sensible et sonore.

C'est pourquoi j'ai appelé cette installation photographique qui est l'aboutissement de mon travail, Voix du Monde. C'est une strate, une bande-son, mais aussi un photogramme géant d'un instant saisi dans la vie d'une ville, dans la biographie d'une ville.

Alors que l'anonymat et la solitude caractérisent les grandes villes modernes, j'ai voulu cette installation urbaine comme une rencontre entre différentes formes d'exil ; un espace de peuplement et de parole ; des corps pluriels qui représentent l'éloquence du multiple.

L'installation de l'oeuvre sur la Place des droits de l'homme est un symbole de ce nouveau droit de l'homme que forme les émigrations et les déplacements. Le droit à une identité multiple. Le droit au Multiple. C'est pour moi une manière personnelle d'accompagner la ville dans son devoir d'hospitalité.

Christian Salmon : Pourquoi avez-vous choisi de fragmenter les visages, les corps ? L'exil serait-il une expérience du morcellement, de l'amputation ? Y a-il une déconstruction de l'identitaire dans l'exil ? Ou bien voulez-vous signifier au contraire qu'un immigré a une identité recomposée faite d'apports, de rajouts, une identité mosaïque ?

Anabell Guerrero : J'essaye de travailler de manière très concrète. L'exil, le déracinement ne sont pas pour moi des objets froids que je pourrais étudier de l'extérieur. Ils sont extraits de ma propre expérience. Je fais partie de ces immigrés. J'en suis une. Je vis en France depuis les années quatre-vingt. Je m'efforce d'interroger cette expérience de l'exil, non pas avec des idées que j'aurais déjà, mais comme quelque chose d'énigmatique. Je pars du principe que je ne sais pas ou que j'ai oublié ce que je savais et je me demande : mais pourquoi je le fais comme ça ? Pourquoi les fragments ? Pourquoi le granit, les fleuves ?

Dans un travail précédent avec des sans-papiers, je m'étais retrouvée devant une difficulté de principe : comment faire le portrait d'un réfugié quand on sait qu'un appareil photo pour un sans-papier signifi e une "identification” policière avec le risque d'une reconduite à la frontière ? Je sentais une très grande réticence. Et je me suis mise spontanément à "défaire le visage” comme le dit Deleuze, photographier des fragments qui ne permettent pas d'identifier les personnes. Puis je me suis penchée sur les mains qui sont aussi des éléments d'identification policière (les empreintes digitales) et j'ai vu les lignes de la main qui dessinent des chemins, des routes, des lignes de devenir. Peu à peu l'idée de la série "Les Réfugiés" est apparue sous la forme de sortes de panoptiques fragmentés constitués de détails des mains, révélant une identité sans identification, une présence absence; on en est tous là. On est là et on n'est pas là. Qu'est ce qu'un visage ? Pourquoi tant de gens éprouvent le besoin, de se refaire le visage ? C'est bien parce qu'il se défait. On ne se reconnaît pas sur les photomatons de passeports. La présence est pleine de trous, d'absences, d'oublis. La mémoire aussi est pleine de trous de mémoire. Dans la série "Les Réfugiés", les visages sont déconstruits, ils ne sont pas identifiables ; ils ne répondent pas à un interrogatoire d'identité. J'ai l'impression qu'ils me posent des questions à moi : qu'est-ce qu'un regard ? qu'est-ce que c'est la peau ? Si on s'approche de très près, la peau se transforme en paysage, en réseaux, il y a des kilomètres enfermés dans une main. Des rides ont demandé des années avant de se former. On n'est plus dans l'identité, on est dans la dérive des temps et des continents. C'est cela la dérive des continents, comme le dit Russel Banks.

Anabell Guerrero
Anabell Guerrero

Christian Salmon : On a l'impression que vous poursuivez à Evry cette interrogation. En la déplaçant. Ici ce n'est pas l'identité qui est déconstruite, c'est le lieu. La banlieue ou le non-lieu qui est convoqué, confronté à la ville, qui interroge la ville ?

Anabell Guerrero : C'est tout naturellement que j'en suis venue à me poser ces questions à Evry. Comment faire une ville, une cité, avec cinquante quatre nationalités ? Comment l'étranger habite-t-il la ville et s'inscrit-il dans la ville ? Comment une ville devient-elle monde ?

"La survivance politique des hommes, écrit Giorgio Agamben, n'est pensable que sur une terre où les espaces auront été troués et topologiquement déformés, et où le citoyen aura su reconnaître le réfugié qu'il est lui-même". C'est quoi le lieu ? Qu'est-ce qui nous lie à un lieu ? À partir de quand peut-on considérer qu'on fait partie de ce lieu ? Qu'on en a le droit. Droit de cité.

Christian Salmon : D'où votre insistance à vouloir réaliser une "installation" Voix du Monde qui se présente sous la forme d'une structure en forme de drapeau ou de bannière. Vous parlez vous-même de drapeau de la ville-monde. Pourtant un drapeau, c'est un symbole identitaire. On voit des drapeaux sur les champs de bataille, au fronton des bâtiments publics. On sort les drapeaux pour les anniversaires des victoires, les commémorations. Le drapeau est un symbole fortement identitaire. À l'idée de drapeau est associée l'idée de nation, d'État; c'est un symbole forcément exclusif ! Dans votre installation, on voit des fragments, une identité qui s'affirme à partir de fragments, corporels ou culturels. Est-ce que cela a un sens : un drapeau de l'Autre, un drapeau de l'Étranger ? Un drapeau, c'est ce qui distingue ma patrie de celle de l'autre. Ou alors ne faut-il pas dire une bannière : dans bannière il y a ban, de banni ; ce qui est banni dans le lieu, la banlieue.

Anabell Guerrero : Dans cette installation, il ne s'agit pas de présenter une identité fi gée qui fait référence à un seul pays ; une seule nation, un seul état. Mais d'une identité plurielle, une identité de frontières. Une culture en morceaux. Patrice Meyer-Bisch écrit "La peau n'est pas une métaphore de la culture, elle en est le lieu privilégié, le lieu d'expérience. Là se joue notre rapport à l'autre, le risque de notre identité. Elle est ouverture et clôture… Notre peau, comme notre culture, est notre mémoire. Elle est superficielle et profonde ; fragile est forte modelée et dessinée sur le visage ou la main".

Cette installation est une inscription au coeur de la ville, de cette culture recomposée. Comment ces réalités contradictoires constituent une identité en devenir ? Citoyenneté et exil. Le lieu et le monde. En liaison avec la fontaine de Kathryn Gustafson sur la Place des droits de l'homme et du citoyen, qui illustre le paradoxe permanence/flux, je propose Voix du Monde mémoire/déplacement. Je voulais surtout que l'installation ne se fi xe pas d'un côté ou de l'autre de cette contradiction. Une bannière flotte au vent. La structure décrit un mouvement d'ondulation, un arc de cercle constitué de trois segments séparés. Cette séparation est importante ; le spectateur de l'oeuvre peut traverser l'oeuvre qui reste ouverte et accueillante.

Christian Salmon : Autre paradoxe : vous avez choisi des matériaux comme le granit, le cuivre pour support d'une présence mouvante, en devenir, comme si vous vouliez inscrire dans la pierre ce qui est justement une présence fantomale, spectrale.

Anabell Guerrero : J'ai choisi le granit parce que c'est une matière qui perdurera dans le temps et qui peut s'inscrire dans la mémoire. Le granit est une matière solide qui a une grande résistance aux intempéries et qui peut donner à l‘oeuvre une certaine permanence et s'inscrire dans le temps ; la présence-absence de l'étranger dans la ville ; installer dans la durée ce qui est de l'ordre du passage, du flux… d'où la présence dans cette

installation d'éléments de cartographie gravée dans le cuivre : des fleuves, qui sont comme les lignes de la main ou les veines qui sillonnent la peau, des éléments d'une identité fluide, énigmatique, des signes de l'exil et du déplacement. J'ai choisi d'introduire cette cartographie des fleuves plutôt que les pays d'origine pour ne pas enfermer l'exil dans une représentation ethnographique de l'origine et évoquer le caractère fluctuant de ces identités plurielles, en mouvement.

La partie centrale de l'installation est un grand panneau formé de lignes de la main photographiée sur des habitants d'Evry qui dessinent comme une cartographie intime de l'exil. Le cuivre est une matière qui a une grande malléabilité et qui se modifi e avec le temps. Je l'ai choisi pour accueillir les cartes des fleuves. Le granit noir, mais aussi le noir et blanc des photographies soulignent les détails de la peau. L'échelle de l'installation qui agrandit démesurément les détails leur donne une certaine noblesse et grandeur humaine, malgré l'expérience et la figure persistante de l'exil et de l'oubli. Le granit offre une surface réfléchissante ; des éléments urbains, des fragments de la ville vont ainsi se superposer aux éléments de la photographie constituant des sortes de palimpsestes en mouvement. La pierre accueille les images des hommes et des femmes d'Evry et en même temps reflète la ville-monde qui les accueille.

Christian Salmon : L'installation Voix du Monde devrait être exposée sur la Place des droits de l'homme qui est au coeur de la ville nouvelle. Comment s'inscrit-elle dans l'architecture de la place ?

Anabell Guerrero : Il fallait s'inscrire dans le projet global, trouver sinon une cohérence, des correspondances, des résonances entre les différents éléments architecturaux, entre les matériaux.

On ne pouvait pas installer sur cette place une simple exposition de photos. C'est une place avec un sol clair entouré de bâtiments de briques et surmontée par la Cathédrale de Mario Botta en brique rouge. Il y a aussi le Bassin du Dragon de la paysagiste Kathryn Gustafson-Melka. C'est pourquoi j'ai choisi comme matériaux le granit et le cuivre. Les tracés des rivières gravés dans le cuivre de mon installation dialoguent avec la fontaine. La structure constituée de trois segments en arc répond à la forme découpée des bassins. Quant au cuivre, il rappelle la brique de la Cathédrale.

J'ai voulu que le spectateur puisse passer entre chaque segment de l'oeuvre, qu'elle ne fasse pas obstacle à la circulation, mais qu'elle puisse être traversée, oeuvre ouverte, en mouvement.

Cette installation a été réalisée en collaboration avec l'architecte Juan Luis Briceño. C'est avec Juan Luis Briceño, que de concert, pendant plus d'un an, nous avons travaillé sur la faisabilité de l'oeuvre, cheminement qui a abouti au choix de matériaux organiques, cuivre et granit. Tout ce travail a été possible grâce à une grande complicité artistique entre nous. Un travail d'équipe qui nous permet aujourd'hui, au delà de Voix du Monde, d'élaborer d'autres projets ensemble…

Entretien d'Anabell Guerrero
avec Christian Salmon
publication Paris, octobre 2006

Anabell Guerrero
Anabell Guerrero

Voix du Monde, 2006, exposition issue de la résidence à Evry dans l'Essonne (2006)
- Théâtre de l'Agora/Scène nationale d'Evry et de l'Essonne, Galerie du Théâtre, du 4 octobre au 10 novembre 2006
- Seraphin Gallery, Philadelphie, USA, février 2007

Totems, à la frontière, exposition de la série des Indiens Guajiros (2000)
- Musée des Amériques, San Juan, Porto Rico, du 2 mai au 30 juin 2006
- 15e Festival d'Amérique latine, Biarritz, du 26 septembre au 1er octobre 2006

Christian Salmon est l'auteur de Tombeau de la fi ction (Denoël, 1999), Censure! Censure! (Stock, 2000), Devenir minoritaire (Denoël, 2003), Verbicide (Climats, 2005).
À l'initiative du Parlement International des Écrivains, créé avec plus de trois cents intellectuels en 1993, il en fut le secrétaire général et en dirigea la revue Autodafé, publiée chez Denoël.

 
Anabell Guerrero
 

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