Interview de Denise René, en préambule à la visite au Centre Pompidou de l'exposition "Denise René, l'intrépide, une galerie dans l'aventure de l'art abstrait, 1944-1978", exporevue, magazine, art vivant et actualité
Interview de Denise René


En préambule à la visite au Centre Pompidou de l'exposition "Denise René, l'intrépide, une galerie dans l'aventure de l'art abstrait, 1944-1978", il faut lire l'entretien qui suit, réalisé entre Denise René et Serge Lemoine au musée Tinguely à Bâle, Suisse, le 14 mars 2001.


Serge Lemoine

Je connais Denise René depuis ses débuts. 2001 est à son sujet une année exceptionnelle car, alors qu'elle expose en Espagne et au Japon, le Centre Pompidou à Paris lui consacre à partir du 4 avril un hommage qui se veut retentissant. Denise René défend depuis 1944, depuis 50 ans, les mêmes idées, l'abstraction géométrique. Elle a choisi des artistes tels que Max Bill, Lohse, Vasarely qui ont défini le profil d'un art abstrait, géométrique, adeptes d'une composition rationnelle, aux formes claires, reproductibles, comme l'a remarqué Karl Gessner, un art « froid ». Denise René a découvert ces artistes, les a montré et a fait entrer cet art dans la vie courante, la maison, la mode. Ce fut un succès, mais qui, comme la mode qui n'est que passagère, fut suivi d'un certain désintérêt. Cela a d'ailleurs toujours été le cas. Ce fut le cas du « pop'art », mais aussi au début du 18ème siècle, au moment où David a été tellement en vogue que la mode vestimentaire s'en est emparé et que les femmes s'habillaient » à la David ». Il est amusant de noter qu'après un certain effacement, l'art optique revient en force dans la mode. Le dernier numéro du Figaro Madame montre, dès sa couverture, des créations de grands couturiers comme Castelbajac, Balmain, Véronique Leroy, Comme des Garçons, vouées à l'art optique, « à la Vasarely ». Comment avez-vous connu et comment se sont déroulées vos relations avec Vasarely ?

Denise René

Il n'était pas encore peintre. Il arrivait de Hongrie et, grâce à une bourse, il travaillait comme graphiste chez Draeger. Ses premiers travaux furent des encarts pour des produits pharmaceutiques. Pendant ce temps il faisait des recherches esthétiques, peut-être les travaux les plus audacieux qu'il n'a jamais produit. En 1945, il fait une première exposition, montrant le résultat de ses recherches. Elles furent suivies par des artistes comme Atlan, Hartung, Schneider, Polliakof. Reconnaissant qu'il faisait fausse route, Vasarely s'est retiré pour se lancer dans une nouvelle direction. C'est en 1948 qu'il peut enfin produire un tableau abstrait, suivi par de nombreuses expositions. En 1950, il lance l'idée de réaliser l'exposition « Le Mouvement » qui fera date.

SL
Etiez-vous déjà engagée dans l'art abstrait dès 1948 ?
DR
Les premières expositions n'étaient pas géométriques, mais j'y suis venue, étape après étape, grâce à Herbin et Vasarely. La première étape fut avec Herbin, en 1946.
SL
Herbin avait déjà 70 ans. Il avait fait un parcours complet en passant par le fauvisme, le cubisme pour devenir un des premiers artistes abstraits. Il a fondé en 1930 le groupe « Abstraction-Création » et en 1945 le salon « Réalités nouvelles ». Il a marqué un grand nombre d'artistes européens, comme par exemple Fruhtrunk.
DR
Sa première exposition a été montée en 1946, ensemble avec Beothy. Il vivait dans la misère. Ensuite tous les artistes qui ont suivi ont été des adeptes de Herbin : Soto, Tinguely etc... Herbin est resté avec nous jusqu'à sa mort, en 1960.
SL
Il a créé un art très original,mais il n'a pas la place qu'il devrait avoir. Il fut la seconde grande référence pour la galerie, mais aussi pour les jeunes artistes. La 3ème grande référence fut Jean Arp : il n'était pas géométrique. Il avait suivi une autre voie. Dès 1930, il a montré le parti qu'il pouvait tirer de formes simples, d'àplats non peints mais brossés. Comment êtes-vous passée de Herbin à Arp ?
DR
La poésie de Arp est inimitable... Herbin, c'est la rigueur, mais aussi la fantaisie. Arp, c'est la poésie pure. J'étais obligée d'y succomber.
SL
Il faut aussi savoir qu'il fut l'un des fondateurs du dadaisme zürichois après avoir été au Blaue Reitter. A Paris il avait des relations étroites avec Zara et fut l'ami de Schwitters, se lia avec les surréalistes et Breton, jusqu'en 1945.
DR
Arp était et est resté inconnu des Français. Aucune collection importante en France ne compte de ses œuvres, au contraire des USA, de la Suisse, de l'Allemagne...
SL
Dès 1950, vous avez constitué un groupe avec des artistes comme Dewasne, très marqué par Herbin, et les scandinaves Olle Baertling, Jacobsen et Mortensen.
DR
Les scandinaves parce que la galerie était connue dans ces pays, comme défendant cette nouvelle forme d'art. Ce fut de même avec l'Amérique latine. Ces artistes venaient à la galerie parce qu'il n'y avait rien d'égal ailleurs. Ça s'est fait par petites vagues : Venezuela, Colombie, Argentine... L'exposition Mondrian en 1947 fut déterminante.
SL
Il y avait aussi des critiques comme Michel Seuphor... A cette époque Paris restait le centre artistique du monde. Les artistes d'Amérique latine sont venus et se sont manifestés au salon Réalités Nouvelles.
DR
J'ai exposé les MADI dès 1950, Cicéro Dias et Arden Quin, les vagues d'Argentine, Colombie, Venezuela.
SL
Vous avez aussi montré très tôt Olle Baertkling. Il était très influencé par Herbin, mais s'en est dégagé très fortement, en produisant de très grands formats. Comment cela s'est-il passé ?
DR
Il venait souvent à Paris et était bien intégré dans la galerie. Mais son œuvre a complètement disparu après sa mort et sa veuve a refusé de continuer à le faire connaître. Elle est décédée elle-même. Ce fut un grand peintre.
SL
Umberto Ecco parle de « formes ouvertes », mais Baertkling avait inventé ce concept avant lui. Les formes, des lignes droites, viennent d'ailleurs et vont vers l'au delà en créant des nœuds de force. C'est un artiste de l'énergie. S'il avait été américain, il aurait été une grande vedette.
DR
C'est comme Mortensen..
SL
A cette époque, Max Bill et Lohse étaient encore de jeunes artistes. Comment avez-vous connu Max Bill ?
DR
Je l'ai montré en 1948 dans l'exposition « Tendances de l'art abstrait ». Il y avait environ 40 artistes dont Bill et Lohse.
SL
Lhose était aussi à cette époque...
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C'est aussi Lohse qui m'a défendu car la galerie était la seule qui présentait cet art. Avec Bill, ils m'ont invité à Zürich auprès de collectionneurs, mais je les trouvais trop austères.
SL
Avez-vous exposé Camille Graeser ?
DR
Non, mais je l'ai regretté.
SL
Comment avez-vous rencontré Karl Gessner et les autres Suisses ?
DR
C'était en 1960. depuis cette date, il ne nous a pas quitté.
SL
Je vous montre 2 tableaux de John Albers...
DR
Je lui ai consacré une première exposition en 1957. C'était à la suite d'une discussion avec Mortensen. Je lui ai écrit et il a accepté de venir.
SL
Vous avez fait 2 expositions historiques, de celles qu'un musée aurait voulu monter, comme celle de Mondrian en 1957.
DR
Il n'y avait pas de Mondrian en France. Au cours d'un vernissage, j'ai demandé au directeur du musée d'Amsterdam pourquoi il ne ferait pas une exposition Mondrian en France. Sa réponse fut foudroyante : « jamais.., mais pourquoi pas vous ? » C'est ainsi qu'après sa présentation à la Biennale de Venise, l'exposition a fait halte chez moi, rue de la Boétie. Les Français ne comprenaient pas Mondrian.
SL
Et ça continue.. Ce sont des expositions qui font grandir. En 1957, vous avez aussi exposé Malevitch et les autres grands polonais.
DR
C'étaient des œuvres que Malevitch avait laissées à Berlin.
SL
Vous avez aussi montré Strzeminski. Vous avez permis de trouver les sources de cet art.

DR
Il était important de confronter les jeunes artistes avec les maîtres : Malevitch, Mondrian...
SL
En 1955, l'exposition « Le Mouvement » fut très importante. On y trouve des œuvres de Agam, Pol Buri, Soto, Tinguely. Il était intéressant de montrer en même temps celles de Marcel Duchamp, Calder et Vasarely. Ce fut une révélation, le lancement de l'art cinétique.
DR
William Rubin l'a reprise au MOMA, mais seulement les œuvres sans moteur. Ensuite ce fut le cas de Pontus Hulten à Amsterdam et Stockholm.
SL
Ainsi vous avez vraiment lancé le cinétisme.
DR
En 1975, j'ai pu reconstituer l'exposition dans ma galerie de New York.
SL
Et Schaeffer ?
DR
Je l'ai exposé en 1968. Il n'était pas content d'avoir été exclu jusqu'alors, mais je trouvais ses œuvres trop statiques, n'ayant rien à faire avec le cinétisme.
SL
Vous avez eu des relations suivies avec Soto, mais pas Tinguely ?
DR
C'est lui qui m'a quitté. Il voulait que j'organise dans ma galerie rue de la Boetie un concert de boites de conserves noires, dans la nuit, dans l'espace noir lui aussi. Vous imaginez, dans un quartier où les voisins réclament si on fait un bruit de clé dans la serrure.. J'ai refusé et il est parti furieux chez Iris Clert.
SL
Vous avez aussi exposé Morellet...
DR
J'ai eu des problèmes avec lui, car au début je ne comprenais pas son œuvre. Je le trouvais trop froid. Je me suis brouillé avec lui, mais par la suite nous nous sommes réconciliés.
SL
Ainsi vous exposez Morellet de temps en temps, par intermittence.
DR
Parfois
SL
Vous aviez une galerie à New York à une période très dangereuse pour une française, mais c'était aussi une période très importante. Vous y avez exposé Paul Smith, mais pas Kelly.
DR
C'était un rendez-vous manqué. Je le connaissais bien, mais la galerie Maeght a mis la main sur lui avant moi.
SL
Au début des années 60 de grands mouvements prennent naissance : Pop'art, nouveau réalisme, Op'art, avec des artistes comme Dan Flavin, Carl André, Frank Stella, D. Judd. Les avez-vous rencontré, pourquoi n'avez-vous pas fait d'exposition les concernant ?
DR
C'était dans les années 1960-70. Je croulais sous les contrats d'artistes. Je ne pouvais aller plus loin. Je le regrettais énormément...
SL
Je reviens à Vasarely : ce fut un artiste capital des années 50.
DR
Dubuffet et Vasarely étaient les 2 artistes que les américains se disputaient.
SL
N'y a-t-il pas eu saturation, qu'en pensez-vous ?
DR
Il faut faire des sélections et mettre beaucoup au rebus. J'ai dit à Vasarely alors qu'il envahissait trop de musées « qu'il allait ouvrir son musée sur les ruines de son nom ». C'était très méchant.
SL
et Gorin ? pourquoi pas au début ?
DR
J'ai fait une première exposition avec lui en 1977-78, dans la galerie que j'avais face à Beaubourg.
SL
Pourquoi aussi tard ? Il semblait aller de soi...
DR
..Je ne sais pas... Je voyageais beaucoup et je ne pouvais présenter tout le monde.
SL
Heurtaud, comment l'avez-vous découvert ?
DR
Il aimait venir visiter la galerie, mais sans rien dire, comme un fantôme... Un jour en Allemagne, Hans Meyer m'a demandé : « pourquoi pas une exposition de lui ? » J'ai fait une exposition en 1970.
SL
Vous lui avez ainsi donné sa première chance
DR
Le succès dépend souvent du caractère de l'artiste... Il était tellement timide !
SL
Aurélie Nemours ?
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L'extrême dépouillement ne m'attirait pas.
SL
C'est une grande artiste.
DR
Une jeune artiste de 90 ans.
SL
Une très grande artiste.
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Elle a commencé très tard.
SL
Comme Gaugin qui a commencé à 40 ans. Elle a fait une œuvre monumentale ! En relation avec la galerie, il y aurait encore beaucoup d'artistes à propos desquels nous pourrions parler, par exemple Yves Klein...
DR
Je l'ai refusé. Je connaissais ses parents. Il bricolait. Quand il est rentré du Japon, il voulait rentrer à la galerie. J'ai refusé. Je l'ai regretté longtemps après sa mort. Mais je n'aimais pas sa démarche, faire se rouler des femmes nues dans la peinture, faire du spectacle... La galerie a été un centre de refus et de choix.
SL
Une légende... Elle a permis à Paris de rester dans le concert de l'internationale de l'Art. Merci !

L'espace d'exposition consacré à Denise René, au Centre Pompidou, est trop étriqué et la période trop limitée (1944-1978) par rapport au très grand nombre d'artistes qu'elle a découvert et soutenu sur 50 ans ; d'autant plus que ce travail n'est pas achevé, en 2001. Denise René ne cesse de courir le monde et des japonais tels que Nahara et Sunagawa ont rejoint la galerie bien après 1978. Il eut fallu que l'on puisse retrouver au travers de leurs œuvres, tous les artistes exposés dans les différents lieux. Pour apporter une juste connaissance des années 60, il eut fallu consacrer à « l'intrépide Denise René » autant de place qu' « aux années Pop », d'autant qu'à cette époque l'art abstrait dominait et que le débat était très vif entre les tenants des 2 parties. L'espace que le musée Beaubourg lui alloue est mesquin car il n'est guère plus grand que le double de son stand annuel à la foire d'art de Bâle, foire réputée comme étant la plus prestigieuse au monde, la plus internationale et où Denise René a lutté depuis ses débuts en 1970 contre le déclin annoncé du marché français. Peu après avoir participé à l'ouverture de l'ART' baloise, Denise René fondait, avec Daniel Gervis, la FIAC, dans l'ancienne gare de la Bastille. Il est fréquent que certains fonctionnaires de la culture fassent une moue dégoutée dès qu'il est évoqué le rôle du marché de l'art. Mais sans marché, c'est à dire sans galeries, il n'y aurait qu'un art de propagande d'état à la soviet.

Propos rapportés par Liliane Touraine

Denise René : galeries, 190, Boulevard St Germain et 22, rue Charlot à Paris
Serge Lemoine : Directeur du musée de Grenoble


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