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Interview de Jacques Charlier

Vous récusez dans le texte de présentation l’idée de rétrospective ? Pourquoi ?

Pour moi je me situe plus dans un effet de récapitulation d’une série de travaux plutôt que dans l’idée d’une image figée de l’évolution d’une activité artistique. Mes approches, mes scénarios, mes activités artistiques sont continuellement différentes. Donc, je ne voulais pas construire une rétrospective traditionnelle ou l’on voit les débuts de l’artiste, son évolution, sa maturité. Il y a, je crois, une vraie mobilité entre les différents espaces.

Pourquoi a-t-il fallu attendre tant de temps pour une exposition conséquente sur votre travail ?

Je n’ai jamais eu qu’une première récapitulation en 1983 qui a eu peu d’échos faute de vraie promotion. Je crois que c’est pour des raisons d’incompréhensions.

Comment l’expliquez-vous ?

On a à faire à quelque chose de difficilement identifiable. Pour un artiste normal, c’est-à-dire dans la norme post-avant-gardiste traditionnelle, on est confronté à une image bien précise. C’est beaucoup plus facile de la repérer, de la promotionner, de l’échanger, d’en parler et de la vendre.

En même temps Marcel Broodthaers, votre ami et dont certains aspects se rapprochent de votre démarche, est considéré comme l’un des artistes les plus importants de cette seconde moitié de XXe siècle.

Je n’ai pas d’explication très rationnelle face à ce phénomène. Il faut savoir que sans l’exposition de Düsseldorf ou il s’empare du musée des aigles, je crois que la visibilité de son travail aurait été tout autre. A cette époque l’Allemagne absorbait un grand nombre d’artistes internationaux. Des gens comme Filliou, Spöeri, et d’autres pouvaient montrer leur travail à Düsseldorf. L’Allemagne était alors très friande de production francophone.

Mais vous, vous n’avez pas essayé d’intégrer ce mouvement ou cela participait-il d’une stratégie ?

Le petit monde de l’art connaissait parfaitement mes activités. Cependant certaines de celles-ci m’ont valu beaucoup de réprobations, voire une certaine hostilité. Au moment du Service Technique Provincial, et puis aussi les séries de dessins humoristiques dont le sujet était le monde de l’art, il y a eu beaucoup de résistance. Bien que quelques-uns en riaient, beaucoup l’ont très mal accepté. Or le monde de l’art n’est pas là pour rigoler. Si l’humour existe, il est très introverti.

Pour vous c’était de l’humour ou du grotesque ?

Pour moi c’était une dimension d’humour violente et sans doute cynique par rapport au milieu. Par contre lorsque l’on parle de dérision à propos de mon travail, ce n’est absolument pas exact. Pour moi la dérision c’est le mépris et moi je n’ai que mépris pour la dérision. Il y avait une forte résistance par rapport au fait que les gens pensaient que je ne prenais pas les choses au sérieux.

Il est également possible que le public n’est pas saisi de cohérence dans votre travail.

Quand on a à faire à des scénarios différents, à des techniques continuellement en rupture et en contradiction par rapport à ce qui se fait, il est bien évident que certaines personnes n’aient pas envie d’accrocher cela aux cimaises. Je n’ai jamais eu d’amertume ni de ressentiment par rapport à cet état de fait.

Il n’y a donc pas de rancœur chez vous ?

Non. Mais les gens de ma génération qui sont toujours au pouvoir et qui s’y accrochent malgré leur soixante huitardise déclarée ont fabriqué une sorte de système extrêmement fermé avec une esthétique très contraignante, très normaliste. Ce terrorisme intellectuel n’en finit pas de prendre les rênes du pouvoir. Non seulement ils détiennent ce pouvoir mais ils ont engendré dans tous les circuits artistiques, dans l’administration culturelle, une sorte de modèle auquel il faut se conforter. On le voit aisément. Les jeunes critiques et conservateurs qui débarquent dans ce milieu adoptent au bout de six mois les habitudes et les tics de ce milieu. Cela donne une post-avant-garde de plus en plus académique et emmerdante. Je crois néanmoins que ces choses vont arriver à leur terme. Il y a des endroits, comme celui-ci au Luxembourg, où la dynamique est autre, où l’on refuse cette pensée unique.

On a l’impression que votre œuvre jusqu’au milieu des années 70 s’avance dans une mouvance assez conceptuelle avec notamment des œuvres ou la photographie est utilisée en tant que document, et que soudain il y avait une sorte de basculement comme si vous constatiez l’inefficacité de ce type de pratique.

Absolument. Mes premières activités prennent corps en tant que réaction face au nouveau réalisme et au Pop-art. Par hasard, je rencontre ce milieu d’artistes minimalistes et conceptuels. Je découvre alors des gens mille fois plus intéressants. Mais à la fin des années 70, quand ce milieu commence à s’effriter, quand la force critique et auto-analytique s’épuise dans de multiples redondances mimétiques, on assiste alors au triomphe de l’académisme, au triomphe de la peinture et de la figuration, aidé en cela par une partie des galeries. En 78 quand je sens que tout ce système se met définitivement en place, je m’inscris immédiatement à contrario face à ce mouvement rétrograde. La contradiction et le paradoxe vont alors de plus en plus s’affirmer dans mes productions.

Mais en même temps on a l’impression que chacune de vos pièces attaque le système mais aussi porte la contradiction au sein même de votre œuvre.

Exactement. Ce n’est pas un schéma d’autodestruction mais bien comme une sorte de réaction. J’aime montrer des choses qui ne sont pas identifiables, qui ne donnent pas l’impression d’avoir été faites par le même. J’aime être dans un système qui est anti-sécuritaire, c’est-à-dire lutter contre cette tendance du monde de l’art qui expose des choses parfaitement identifiables. J’aime que les pièces donnent l’impression d’être faites par plusieurs artistes, j’aime également lorsque le facteur temps et le métier brouillent encore plus les cartes. Je cherche d’abord un scénario ou une idée. Ensuite, je vais choisir un médium, une technique de fabrication, bref ce qui sera le plus efficace par rapport à l’idée choisie. Ce schéma est donc totalement inverse à la production artistique actuelle.

Votre travail est très auto-référencé par rapport à l’art. Etes-vous influencé par les signes et les images du quotidien ?

Je ne fais que cela. Je pense qu’aujourd’hui il y a aussi une sorte de ras le bol de la part des artistes de ce vocabulaire formaliste imposé.

Tout art est donc par essence politique ?

Oui, mais cette sorte de nostalgie que l’on voit aujourd’hui chez les jeunes artistes pour lier le politique et l’art, cela a déjà été fait dans les années 60 et 70 par des gens dont beaucoup ont aujourd’hui jeté aux orties leurs idéaux.

Vous pourriez utiliser tous les médiums ?

Bien sûr, j’aime même être maladroit à l’intérieur d’un médium pour être surpris moi-même. Je suis dans l’illusion plutôt que dans la réalité. Je cherche donc à voir comment cette pensée obsessionnelle qui m’imprègne va rendre une allure formelle en fin de compte. Ainsi je vais avoir devant moi un objet qui va conserver son énigme. C’est moi qui doit être le premier étonné par mes productions. Je tente toujours de créer un objet qui donne l’impression du déjà vu et qui simultanément est référencé par rapport à l’art tout en présentant l’exact contraire de ce que l’on croit percevoir avec nos habitudes artistiques.

La figure féminine devient très présente dans les œuvres récentes, pourquoi ?

Cela provient du fait que dans l’art du XIXe siècle la figure féminine est par essence la figure académique que l’on utilise. C’est normal que je la réinvestisse.

Ce n’est pas une façon pour vous de se rapprocher de la sphère de l’intime ?

Non. Bonitto Oliva avait écrit un texte sur mes dessins humoristiques. Il y affirmait que je faisais des choses ultra confidentielles dans la sphère privée. De plus, il me paraît bien difficile de trouver des idées ailleurs que dans notre propre expérience, notre propre intimité. Il suffit de marcher dans la rue ou de regarder la télé pour que les idées surgissent.

Quel regard jetez vous sur votre exposition ?

Si j’avais vraiment voulu montrer l’ensemble de ma production, nous aurions eu besoin de 4 fois l’espace que vous pouvez voir ici. Il y a donc encore beaucoup de choses à montrer. Mon regard n’a pas changé. Une fois les choses faites, elles ne m’intéressent plus guère. Par contre, ce qui me passionne c’est le regard des autres. Je n’éprouve pas vraiment de nostalgie. Ce qui me surprend, ce n’est pas la justesse de ma réflexion, mais la perspicacité de mon intuition violente. Maintenant, je me rends compte que cela peut être imbuvable pour certains spectateurs. Je comprends que cela n’ait pas fonctionné. Si maintenant il y a quelque intérêt, je crois que c’est devant l’ampleur que les gens se cabrent aujourd’hui.

Est-ce que cette violence est acceptée parce qu’elle est masquée par un vernis d’historicité ?

Je crois. Il y a plein de gens qui viennent pour de mauvaises raisons.

N’êtes-vous pas victime de votre système puisque que vous seriez devenu une sorte d’être pur sans aucune concession et que les gens viennent voir cette exposition comme on vient au zoo, c’est-à-dire regardez ce qui se passait dans les années soixante-dix ?

Je crois que c’est ce qui se passe. Vous résumez exactement mon sentiment par rapport aux réactions du public. Donc à moi d’ajuster.
Je dois profiter de cette exposition, de cette situation de force pour pousser le bouchon encore plus loin. Il suffit d’aller se balader dans les vernissages pour voir que l’on est dans des asiles à ciel ouvert.
Le système de l’art moderne nécessite de montrer continuellement la même pièce pour pouvoir être compris. C’est totalement fou.

Damien Sausset

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