Béatrice Casadesus
Dans ma famille on pratique, depuis des générations, la musique et le théâtre. Préférant personnellement le silence à la parole et aux sons, je me suis tournée vers les arts plastiques. Je suis entrée à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris, d'abord en peinture. Mais quel ennui, quelle limitation que le rectangle de la toile de chevalet ! Je suis passée dans l'atelier de sculpture d'un maître, Henri-Georges Adam. C'était dans les années soixante. On commençait à parler timidement de « concours en collaboration » entre étudiants en sculpture et en architecture. Une innovation, dont a germé la pluridisciplinarité architectes-plasticiens, officialisée vers la même époque par la loi du 1%. Encore à l'Ecole, j'ai commencé à travailler avec des architectes comme Antoine Stinco. Par la suite, avec Antoine Grumbach, Christian de Portzamparc, Reichen et Robert, Gérard Thurnauer, Alain Sarfati et quelques autres.
Michel Ellenberger
Vous êtes passée en peu de temps de la peinture, à la sculpture, puis à l'architecture, jusqu'à devenir la collaboratrice de quelques-uns des architectes de notre temps qui comptent. Comment cette collaboration a-t-elle fait évoluer votre travail propre ?
Béatrice Casadesus
Tout d'abord, elle m'a libérée de la conception statique de l'oeuvre à regarder immobile. Ce n'est pas seulement le regard qui doit être mobile, c'est le regardeur qui doit se déplacer lui même pour la contempler dans sa totalité. J'aime les oeuvres dans lesquelles on entre comme dans un paysage, qui se découvrent en marchant. L'art doit inclure la dimension du temps. Je pense à ces rouleaux de paysages chinois que l'on regarde en les déroulant d'un côté et les réenroulant de l'autre. Leur beauté est autant dans la portion limitée qui est sous les yeux que dans la mémoire de ce qui est passé et dans l ‘attente de ce qui est à venir. Pour revenir à mon travail, le « mural » de la Banque Ouest-africaine de Lomé (Togo), Masque noir, (1979), se découvre en tournant autour de la convexité du bâtiment, et chaque arrêt en offre une vision différente, indépendante de sa totalité. (Les architectes sont Y. Ménard et G. Durand). J'ai appelé cette manière des « peintures travelling ». A l'Ecole de danse de l'Opéra de Paris, (Nanterre, 1983), mon oeuvre se déploie sur quatre niveaux dans la colonne de lumière de l'escalier central. On la découvre dans son ensemble en levant les yeux, puis on la longe en s'élevant dans l'escalier tournant, un peu comme au Guggenheim. Je l'ai appelé Le grand livre des pas, puisque l'oeil feuillette ce livre, au fur et à mesure de la progression des pas. L'architecte de ce très beau bâtiment est Christian de Portzamparc.
Michel Ellenberger
Vues de près ces oeuvres semblent être d'une nature différente : un semis presque régulier de points de différentes tailles sur une surface claire. Dans les esquisses de votre atelier ces points sont dessinés sur le papier ; d'autres sont découpés et pliés, de sorte qu'ils se révèlent à la lumière comme des taches d'ombre. N'est-ce pas un jeu savant avec la distance et avec l'éclairement ?
Béatrice Casadesus
Bien sûr, il s'agit d'un jeu. Il me plaît beaucoup, mais il est aussi indispensable à la réalisation de mes projets à leur échelle véritable. Mon travail est conçu à la main, de façon artisanale ; s'il était conçu sur ordinateur, il n'aurait pas la même consistance matérielle, ni la même portée. Je construis des maquettes pour mes interventions, mais celles-ci me ramènent à l'élément de base de mon travail : le point. Tout mon travail de sculpture et sur l'architecture est basé sur ce fait élémentaire qui ne cesse de m'étonner. Il est l'étape ultime de la sculpture : la rencontre élémentaire en un lieu unique de l'ombre et de la lumière. Pendant des années le point a été le centre de mes réflexions. Il est à la base de la trame sur laquelle se construit le visible. J'ai découvert que je marchais sur les traces de Seurat, l'immense Seurat.
Michel Ellenberger
Quelle est la leçon de Seurat, aujourd'hui ?
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Béatrice Casadesus
Je suis entrée dans la matérialité du point. Il n'est plus une simple tache, mais un grain. Je dissous l'image et je la fais ressurgir dans le grain du papier par frottage et affleurement. L'une des premières applications à grande échelle de cette démarche a été Le sourire de Nadja qui anime la façade du théâtre de Villeneuve d'Ascq, (1978). Les points sont matérialisés en relief dans le ciment. L'image est décodée par les jeux de la lumière et de l'ombre qui en font ressortir les degrés de valeur. A l'époque de sa création cette oeuvre a été très mal considérée, puis la façade n'a pas été entretenue. Aujourd'hui, elle a été restaurée et Le sourire de Nadja est devenu une référence pour le « mural avec matériaux de sculpteur ». Mais je suis allée plus loin. Pour moi, ce qui est important c'est l'affleurement du regard sur la granulation de l'image. Quand les points sont matérialisés par des perforations et des repliements, comme sur les paravents que vous voyez dans l'atelier, la matière entre en vibration avec la lumière d'une autre façon. Ici les points sont les vecteurs qui amènent l'arrière du châssis vers l'avant et lui donnent de la transparence.
Michel Ellenberger
Peut-on dire que vous utilisez un nouveau paradigme, pour parler le langage savant ? Dans les reliefs muraux l'image est créée par la lumière qui est réfléchie de façon diffuse par les aspérités du mur. Dans les paravents et les oeuvres plus récentes par incision, la lumière traverse le matériau et crée l'image par transmission.
Béatrice Casadesus
J'ai appelé ce dernier travail blancs volants, reprenant une citation de Shiht'ao qui parle du vide intermédiaire aux signes : blancs volants comme une fumée… Je ne pars pas d'une théorie, mais de mon expérience sensible avec la matière. Ainsi, j'ai découvert cette merveille qu'est le papier Japon. La traversée faite, l'envers est aussi intéressant que l'endroit. Or, l'objet de la peinture, ce n'est ni l'avant, ni l'arrière, mais la transparence du papier. Il est un filtre ; il filtre la peinture et la lumière. Aujourd'hui, je suis fascinée par cette peinture qui se trouve simultanément des deux côtés de son support. Après le papier Japon j'ai découvert les intissés qui possèdent la même qualité de transparence, mais sont encore moins structurés que le papier. Ils sont naturellement froissables et peuvent être directement plongés dans les bains colorants.
Michel Ellenberger
Est-ce de cette manière que sont nées vos dernières oeuvres qui semblent impalpables et qui ont pourtant une telle présence. On a l'impression que vous vous éloignez de toute tradition. Vous quittez les murs qui servent de support aux reliefs, vous quittez l'espace qui donne à voir les deux faces des textiles suspendus. A l'exposition de Malakoff, les visiteurs se promènent dans des paysages de matière brute, sans forme, changeants et subtilement colorées. Ils voyagent parmi les nuages d'un paradis terrestre de la couleur, libérée de toute pesanteur.
Béatrice Casadesus
Je peux vous répondre par ce proverbe oriental : ce qui fait les chose, c'est leur pouvoir de transformation. Le travail avec les intissés m'a beaucoup appris. D'abord sur les bains colorants. Il y a tout un savoir-faire du dosage, du trempage, de la manière de remuer le liquide. Mais chaque opération apporte sa part d'impondérables. Sortis du bac, les tissus adoptent la forme qui leur est donnée au séchage. Je suis restée longtemps dans le quartier des teinturiers de la Casbah de Marrakech et j'ai assisté à leur travail. J'ai observé la précarité du passage de la lumière lors du séchage au soleil. J'appelle mes dernières créations des mues, du nom de ces peaux que les serpents, les chrysalides et autres animaux rejettent au cours de leur maturation. Ces mues restent vaporeuses, frémissantes, et elles gardent le souvenir de la vie. Ce que nous voyons, c'est un voile de peinture sur de l'immatériel. Je laisse jouer le hasard avec la lumière et la couleur. L'important, c'est l'intense concentration que requiert ce travail, l'attention au geste qui ne peut rien enlever et doit se retenir d'ajouter. C'est dans cet espace étroit où le regard est actif que se joue le devenir de l'oeuvre.
Michel Ellenberger
Permettez-moi de conclure cet entretien en citant cette phrase de votre Lette au visiteur… de l'exposition de Malakoff : Je peins l'infime sensation de vie que contient une tache de lumière… elle me permet de résister à l'horreur du monde.
Propos recueillis par Michel Ellenberger juin 2002
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