Le Muhka, musée d'art contemporain d'Anvers, a choisi de s'intéresser à l'art et aux artistes de Vancouver, ville côtière et mégalopole industrielle de la Colombie Britannique canadienne dont les dépliants touristiques vantent la beauté.
"Le Supernatural BC", berceau de Greenpeace qui y naît en 1971, est un environnement naturel exceptionnel avant que d'être un contexte culturel défini, l'un tendant d'ailleurs à submerger l'autre. Mais Vancouver, c'est aussi et surtout vu d'Europe, pour quiconque se préoccupe d'art contemporain, le creuset reconnu malgré sa topologie isolée, de la photo dite conceptuelle représentée par Ian Wallace et Jeff Wall.
œuvres emblématiques à l'origine de l'émergence du courant avant-gardiste de Vancouver |
Intertidal, courtesy of Ron Terada
Difficile alors d'éviter les clichés sur cette Amazonie Nordique du bout du monde, qui feraient de l'émergence d'un courant important de l'art conceptuel un style volontairement placé dans la problématique de l'espace et du paysage comme dans celui d'un contexte local post-colonial neuf (l'arrivée et l'occupation de la Colombie britannique par l'Angleterre ne datent que du XVIIIe siècle) puisque Vancouver s'y prête si bien.
Au-delà de la volonté des commissaires d'exposition - et semble-t-il plus généralement de la direction du Muhka qui s'interroge sur l'art à partir du statut du lieu comme zone de démarcation dans un monde devenu le village planétaire de l'économie mondiale - il s'agissait à la fois de revenir sur ce qui a présidé à l'émergence d'une scène importante de l'art contemporain de ses dix dernières années, et sur ceux-là mêmes qui font la vie artistique contemporaine de Vancouver emmenée par la galeriste Catriona Jeffries, à savoir pour les principaux : Rodney Graham, Judy Radull, Stan Douglas, Roy Arden, Vicky Alexander, Ian Wallace, et Ron Terada. À l'évidence associer un courant artistique à une ville pose la question immanquablement de la provenance de l'art, et de l'influence de celle-ci sur l'art et les artistes. Une mauvaise question en vérité, si l'on pense l'art sans origine et sans appartenance, mais une bonne, si cette question interroge l'ouverture de la sensibilité artistique aux contextes qu'ils soient environnementaux ou sociaux, d'autant plus à considérer Vancouver comme originellement une terre ancienne de "First Nations" indiennes. En outre, que cette problématique puisse à la faveur d'Art-Vancouver, se tenir dans un musée d'Anvers est certainement aussi, un autre et non des moindres intérêts de cette exposition, quand on connaît les questions de communauté et d'appartenance locale à l'œuvre en Belgique. Dès lors, la situation d'Anvers éclaire d'un jour particulier ce jumelage d'Anvers avec Vancouver puisqu'il s'agit de deux ports côtiers de stature internationale, de deux cités aux prises avec des invasions successives, mais aussi de deux villes dans des pays où les identités linguistiques Françaises Flamandes et Anglaises Françaises s'articulent selon des lignes de partage si ce n'est conflictuelles, du moins contrastées. En même temps, ce qu'il faut voir, c'est la richesse de possibilités offertes par ces allers-retours culturels laissant le champ libre à tout ce qui n'est pas clairement identifié, et donc à toutes sortes de renouveaux artistiques et intellectuels. Le choix du nom Interdidal, qui vient de "tides" (marées en anglais) en référence aux marées de cette région canadienne découvrant une lande de sable gigantesque et inhabitée, est en ce sens pertinent. Intertidal, Rodney Graham, Linden Ronse, 1989
À Vancouver, cet "entre-deux" sablonneux soumis au flux et au reflux de l'Océan pacifique a été investi dans les années soixante-dix par les cultures alternatives qui y ont construit des maisons sur pilotis. A cet égard, dans cette zone, l'interaction qui a pu se faire jour entre les caractéristiques d'un environnement naturel et l'implantation de foyers de rébellion politique et artistique a été particulièrement remarquable.
La volonté des commissaires restait donc d'évoquer les marges tout en les circonscrivant via certaines lignes de force, ce que l'introduction au catalogue met en avant, en évoquant une expérience de déterritorisalisation et de décentralisation à partir d'une ville devenue alors générique quant à la dialectique de l'art et de l'espace. Dans cette optique, l'exposition n'évite pas des partis pris parfois surprenants. Il semble que les commissaires n'aient ainsi retenu que d'un côté les œuvres emblématiques à l'origine de l'émergence du courant avant-gardiste de Vancouver qui passe alors de son statut de cité provinciale canadienne happée par la puissance de feu états-uniennes à celle d'un vivier prometteur de théories et d'expérimentations artistiques, et de l'autre qu'ils auront privilégié les nouveaux arrivants sur la scène contemporaine. Pour preuve, si le catalogue présente la biographie en fin d'ouvrage de tous les artistes de Vancouver présents dans l'exposition, Jeff Wall n'y figure pas, et son travail n'est présenté qu'à titre d'archive des années soixante-dix. Pourquoi ce choix ? Est-il trop photographe et pas suffisamment plasticien ? La frontière est ténue, puisque Ian Wallace y figure quant à lui et : "La Mélancolie de la rue" datant de 1973, une des images phare de la naissance de l'avant-garde de Vancouver, est en bonne place dans l'exposition. Première photographie grand format, cette image marque effectivement un tournant, Ian Wallace se réappropriant les leçons de mise en scène et de dramatisation propres au cinéma. Ce que Jeff Wall qui fut son élève reprendra à son compte "en peintre de la vie moderne" dans ses clichés qui reconstituent des scènes historiques ou des situations picturales qu'il re-scénarise. À ce titre Wall qui est aussi, et ce n'est pas anodin, docteur en histoire de l'art comme son mentor Wallace, s'enracine dans la tradition artistique en faisant un travail d'enseignant. Ce que l'on retrouve dans ses travaux qui, sans parodier cette tradition d'origine, tentent une approche qui porte en elle l'histoire événementielle et l'histoire de l'art à travers la fiction d'une image recomposée à partir de ces sources historiques. Une manière comme une autre de se poser la question des origines alors que l'on vient soi-même d'un jeune pays dont la culture est issue pour une grande part d'une transplantation. Intertidal, Stan Douglas, Nutka, 1996
À partir de là l'exposition s'est construite sur plusieurs temps, puisqu'elle revient sur les pères fondateurs et les prémisses de la vague de turbulence écologique et beatniks qui a surgi dans cette ville donnant lieu à des expérimentations artistiques et à des performances, suivant là les principaux courants conceptuels à l'œuvre déjà aux États-Unis via New York et les deux têtes de pont que furent Dan Graham et Robert Smithson.
L'apogée de l'art conceptuel située entre 1966 et 1972, souffla donc aussi sur Vancouver, lieu a priori perdu et excentré de l'Amérique. Une nouvelle façon de penser l'art où l'absence d'esthétique permettait d'en reconstruire une, à tout du moins, de se poser la question de sa signification. A l'exemple du Manual Landscape de Jeff Wall qui établissait grâce à des relevés typologiques des plus banals, la relation qui pouvait exister entre les faits et la pensée en juxtaposant du texte à des images quasi documentaires de paysages désolés comme il en existe un peu partout. Ici l'expérience de l'espace était sous-tendue par un exercice d'objectivation de la pratique artistique : Vous voyez ce que vous voyez, rien d'autre et rien de plus. Ce que l'on retiendra dès lors de l'art et des artistes de Vancouver est pour chacun d'eux, la tentative de prendre place non pas harmonieusement dans le contexte local, mais plutôt d'aller à son encontre, en étant contraire à la tradition qu'elle soit d'ordre naturelle ou environnementale, historique ou culturelle à partir d'une esthétique réactualisée. Une avant–garde que Wall nomme "counter tradition", et qui justifie la préférence de nombreux artistes pour l'observation des paysages urbains locaux. On pense tout particulièrement à Roy Arden et à Stan Douglas. Le premier avec une vidéo très impressionnante appelée non sans ironie : "Supernatural", filmée en 1993 lors d'émeutes de Vancouver qui suivirent la défaite de l'équipe de hockey local. Caméra à l'épaule, Arden filme au plus près les altercations, le vandalisme, les attaques. Le montage en bout à bout qui dépend uniquement des moments où l'artiste éteint la caméra soit pour éviter lui-même un coup, soit parce qu'il est arrivé au seuil du filmable, démontre sèchement le niveau de violence extrême que peut générer le vide politique. En digne héritier de Walker Evans, Roy Arden documente le réel afin d'accéder à sa réalité renversée, un travail critique du paysage social qui passe de surcroît par des photographies de rebuts, ces blasons bruts de la société post-industrielle : cadavres d'oiseaux, immondices, carcasses de voitures… Suivie dans cette perspective par Kelly Wood dont le projet The Continus Garbage, relevé photographique objectif et dédramatisé de chacun de ses propres sacs d'ordures pendant 5 ans (de 1999 à 2003) frôle a contrario le compte rendu compulsif. Intertidal, Roy Arden, d'Elegance #1, 2000
D'autres, comme Stan Douglas ou Rodney Graham, restituent à partir du paysage les conflits à l'œuvre dans la société canadienne en réintroduisant du contexte là où il semble avoir disparu, recouvert par la charge d'indifférence d'une Amérique du Nord amnésique.
Voir à ce propos la vidéo de Stan Douglas : "Nu-tka sound", du nom d'une baie de la Colombie Britannique où les marins espagnols et britanniques accostèrent, pensant explorer une terre vierge et finir par l'envahir sans égard pour les populations locales. Ce qui montre de quelle façon l'histoire post-coloniale de Vancouver comme son industrialisation accélérée a bâti une histoire de civilisation complexe faisant d'une colonie britannique isolée une ville portuaire cosmopolite, ce que les artistes revisitent non sans tenter une réflexion sur la notion d'espace habitable. Un thème récurrent à travers lequel Ian Wallace voit une sorte de géographie de l'esthétique entre des espaces variés, des zones habitées ou inhabitées, des emplacements particuliers, et des scénarios probables à inventer. À cela s'ajoute que les nouvelles générations qui n'ont pas connu les temps fondateurs des grands courants conceptuels de Vancouver ont du mal a trouver une identité propre. Très redevables à leurs aînés, ils surajoutent à ce qui a été fait et innovent peu ou alors selon des thématiques qui les placent alors dans une réflexion directement ancrée dans la tradition de l'art paysager. On pense à Scott Mac Farland, photographiant les jardins penthouse idylliques de la riche bourgeoisie de Vancouver. À côté de cela, Ron Terrada place des enseignes qui réaffirment le statut de non-site de Vancouver résolument déconnecté de l'ensemble de Canada : "Stay away from lonely place". Cependant en pensant l'espace comme une idée, Ron Terada cimente notre relation aux mots dans le paysage urbain puisque l'indication d'une route à suivre relève aussi d'une aliénation selon le tropisme inhérent à tous les indices de la présence de l'humain dans un espace naturel. Ce sont finalement les performers qui ont sans doute le plus à nous apprendre, à une époque Judy Radull, et Rebecca Belmore parce qu'elle s'intéresse au revers du Canadian Dream par le biais d'actions faites dans la rue et sur des lieux qui sont aussi des zones de violence urbaine et de misère sociale. La regarder s'imprégner de ces espaces jusqu'à faire corps avec eux emporte l'adhésion avec beaucoup de force.
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Interdidal : Vancouver Art and Artist. MuHKA, Musée d'art contemporain d'Anvers, Leuvenstraat, 32, 2000 Anvers
Du 17 décembre au 26 février 2006, www.muhka.be Catalogue en vente au musée
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