Imagination
personnelle,
dans l'esprit
du Bauhaus
des années 20
Concevoir et
construire
ses images
Manipuler
sur ordinateur
Faire parler
le réel
Oeuvre puissante
d'images de la
vie contemporaine
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Une cinquantaine de photographies monumentales présentent le parcours d’un des plus célèbres photographes allemands contemporains.
Dès son enfance, qu’il passe à Düsseldorf, Andreas Gursky (né en 1955) est baigné dans le monde de la photographie, puisque son grand-père et son père sont photographes publicitaires.
A la fin des années 70, il étudie à la Folkwangschule d’Essen, l’établissement phare de l’enseignement photographique traditionnel allemand. Son directeur Otto Steinert, inventeur de la photographie subjective, y exalte une technique fondée sur l’imagination personnelle, dans l’esprit du Bauhaus des années 20.
En 1980, Gursky parfait sa formation à l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf, où il suit notamment les cours de Bernd Becher. S’intéressant à l’architecture industrielle anonyme, ce dernier a développé avec sa femme Hilla une esthétique photographique particulière : prises de vues toujours égales, en noir et blanc sur fond gris et sans anecdotes. Leur démarche est à resituer dans le contexte des années 60, au moment où l’idée de l’image photographique comme moyen d’expression objectif, simple et direct, apparaît.
Cette approche systématique et impersonnelle des Becher est en complète opposition avec l'enseignement que Gursky a eu auprès de Steinert. Dans un premier temps, il adopte le style et la méthode de ses seconds professeurs, mais en remplaçant le noir et blanc par la couleur. Parmi ses premières oeuvres figure une série de photographies de gardiens d'immeubles de bureaux.
A partir de 1984, Gursky évolue et s'affranchit de l'influence des Becher en réalisant des images basées sur la créativité personnelle. Il photographie notamment des marcheurs et de nageurs comme dans "Piscine, Ratingen" (1987). Dans ce cliché, les personnes nageant dans l'eau et celles qui dorment au soleil apparaissent comme d'innombrables figurants d'une vue d'ensemble d'une après-midi de loisir et de temps libre.
Le photographe commence à élaborer son style. Il se tourne vers la nature qui lui permet davantage de s'essayer au monumental. En nous montrant le gigantesque, par exemple dans "Ruhrtal" (1989) ou "Engadin", Gursky nous fait prendre conscience du détail. Les imposants sommets suisses dominent ici le lac gelé que traversent de minuscules skieurs de fonds, petites fourmis colorées s'agitant au milieu d'une grande pleine blanche. Chez lui l'expression naît de la structuration.
Andreas Gursky, "Rhein", 1996, tirage couleur chromogène, 186 x 222 cm
En 1990, sa photographie prend un tournant radical. Lors d'un voyage au Japon, fasciné par une image publiée dans un quotidien, Gursky photographie l'intérieur de la bourse de Tokyo. "Bourse de Tokyo" (1990) marque le début d'un nouveau style et d'une nouvelle méthode de travail qui consiste à concevoir et à "construire" ses images à l'avance.
A partir de ce moment, Gursky voyage beaucoup et sillonne le monde à la recherche de sujets qui incarnent "l'esprit du temps". Rassemblements de masse ("Toten Hosen") et rencontres sportives ("EM, Arena, Amsterdam I", 2000), business ("Hong Kong and Shangai Bank" (1994) et immenses halls d'hôtels ("Shanghai", 2000).
Gursky cherche à cerner les signes évidents de notre société de consommation comme dans "99 Cent" (1999), rayonnages de supermarché débordants de sucreries, ou dans "Prada II" (1997), étalages de boutique de luxe curieusement vidés de tout vêtement. Les lignes horizontales du mobilier structurent fortement ces énormes photographies touchant à l'abstraction.
Gursky sublime le quotidien, tout en faisant état du monde contemporain transformé par l'informatique, la mondialisation de l'information et des échanges commerciaux. Il ne s'agit pas chez lui de prendre parti, mais de rendre compte des différents aspects de la vie contemporaine.
Au cours des années 90, le photographe allemand commence également à "manipuler" certaines oeuvres sur ordinateur. Il utilise le numérique, ôte ou ajoute des détails ou des parties entières, parfois pixel après pixel. Dans l'impressionnant diptyque "Conseil d'administration" (2001) par exemple, ces retouches sont visibles.
Mais on ne sait pas dans quelle mesure il se fait aider par l'ordinateur. Pourtant ses photographies qui semblent résulter d'une seule prise de vue, sont le résultat de plusieurs clichés aux cadrages différents. Le caractère d'objectivité et de frontalité souvent attribué au travail de Gursky et interprété comme un héritage des Becher, est en fait un leurre.
Andreas Gursky, "Avenue of the Americas", 2001, tirage couleur chromogène, 206 x 356 cm
D'où une certaine curiosité non assouvie, car on n'arrive pas à percer le mystère. Technique, procédé, tirage restent des énigmes. Quelles photographies sont retouchées, lesquelles ne le sont pas ? L'exposition ne répond pas à la question. Toutefois, même produite d'après le multiple, l'unicité de l'image est toujours respectée. Il ne s'agit pas pour Gursky de retoucher le réel, mais de le faire parler par des "documents sur l'humanité".
Même si ses sujets restent figuratifs, la répétition et la structuration mènent ces clichés vers une certaine abstraction. Motifs de sables, moquettes ou plafonds lumineux comme dans "Brasilia, salle d'assemblée plénière" (1994), deviennent autant de motifs géométriques, une profusion de détails colorées. Ainsi dans une vue du Rhin ("Rhein", 1996) des bandes de ciel, d'herbe, d'eau et de béton semblent se superposer et former un paysage.
Curieusement, la prolifération des détails, des matières et des couleurs contraste avec le manque de diversité des angles de vue. Dialectique du particulier et du général qui forment un labyrinthe pour le regard. L'oeil ne se fixe jamais, mais cherche sans cesse son chemin à travers les liens très particuliers dans l'oeuvre de Gursky, qui lient l'énorme au minuscule, le détail à l'ensemble, le proche au lointain.
Avec l'infiniment grand, Gursky relate l'infiniment petit, de sorte que le critique d'art Pierre Sterckx le rapproche de Bruegel l'ancien. Gursky en effet ne renie rien de l'art du passé. En photographiant Jackson Pollock au MoMA de New York et Turner à la Tate de Londres ("Turner Collection", 1995), Gursky semble nous présenter ses maîtres. Action painting, dripping et effets atmosphériques l'ont peut-être inspiré pour ses jeux de reflets et de miroirs, ses mélanges de couleurs et ses superpositions.
Andreas Gursky, qui vit et travaille aujourd'hui à Düsseldorf, a su développer une oeuvre puissante d'images de la vie contemporaine. Ses vertigineuses photographies ont été exposées dans le monde entier depuis la fin des années 80.
L'exposition, qui exalte la subjectivité de la vision de l'auteur, est un peu trop discrète sur les débuts du photographe. Elle a le mérite de rassembler quelques-unes de ses oeuvres majeures, dont plusieurs inédites comme "Avenue of the Americas" (2001). L'accrochage très épuré laisse respirer les immenses photographies qui, de par leur taille et de par leur force, provoque une fascination chez le visiteur, lequel se laisse entraîner dans les méandres de l'oeuvre.
Sophie Richard, avril 2002
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