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La monumentale exposition qui se déploie dans les salles de la Kunsthalle de Bonn présente ce qui fut sans doute la plus grande collection privée d'art moderne du XXe siècle, celle de la famille Guggenheim, aujourd'hui enrichie et dispersée entre la maison-mère, le Solomon R. Guggenheim Museum de New York, et ses "antennes" développées à Venise, Bilbao, Berlin et Las Vegas.
La visite de l'exposition se révèle de fait une expérience intense, une immersion bouleversante dans l'art du XXe siècle |
Robert Morris, Labyrinthe, 1974,
New York Solomon R. Guggenheim Museum, Panza Collection, 1991 © VG Bild-Kunst, Bonn 2006
L'histoire complexe de la constitution de cette collection est passionnante. Solomon, le patriarche "roi du cuivre" qui épousa une Rothschild, est à la tête d'une fortune extraordinaire. Collectionneur d'art ancien, il ne découvre l'art moderne qu'à l'âge de soixante-sept ans, au contact d'une jeune femme peintre d'une grande intelligente, et qui ne jure que par l'art abstrait, la "plus haute forme de l'art". Hilla von Rebay est la véritable initiatrice de la collection Guggenheim. A partir de 1928, elle conseille Solomon sur ses achats (surtout d'abord des œuvres de Kandinsky), et l'emmène même en Europe rafler les plus belles toiles abstraites de la période.
Au même moment à New York, Alfred Barr ouvre un musée rassemblant la collection d'un autre magnat richissime, Abby Rockefeller. Le musée prend le nom de "Museum of Modern Art" et incite Hilla von Rebay à proposer à Guggenheim la création d'un musée, "temple de l'esprit destiné à la non-figuration et à la méditation". La collection comporte déjà soixante et un tableaux de Kandinsky, avec qui Rebay, brillante mais sectaire, entretient des relations difficiles. La Fondation Solomon R. Guggenheim est finalement créée en 1937, et sous l'égide d'Hilla von Rebay est inaugurée, dans un ancien magasin d'automobiles, l'exposition Art of Tomorrow. Par la suite la collection poursuit son agrandissement avec des dizaines d'œuvres de Paul Klee, Miró, Chagall et d'artistes expressionnistes et surréalistes, mais il lui manque toujours le "temple" digne d'elle. Wassily Kandinsky, Composition VIII, 1923,
New York Solomon R. Guggenheim Museum © VG Bild-Kunst, Bonn 2006
C'est une nouvelle fois à Hilla von Rebay que l'on doit une décision majeure : elle contacte en 1943 l'architecte modernissime des Prairie Houses, Frank Lloyd Wright, alors âgé de soixante-seize ans, et lui confie le projet. La légende veut que ce soit elle qui eut l'idée d'un bâtiment blanc (et non rouge comme le projetait Wright !) de forme hélicoïdale, censé exprimer en volume l'élévation de l'art vers le monde des idées. Jugée par la famille Guggenheim envahissante et trop influente sur Solomon, Hilla perd à sa mort en 1949 son unique soutien. Démissionnaire en 1952, elle n'assistera pas à l'inauguration du musée en 1959 et, toujours selon la légende, ne l'aurait jamais visité… C'est donc sans elle que la collection Guggenheim poursuit son enrichissement dans les années 1960 avec l'acquisition de la collection Tannhauser, centrée sur les débuts de l'art moderne avec des œuvres de Manet, Van Gogh, Picasso.
Edouard Manet, Devant la Glace, 1876,
New York Solomon R. Guggenheim Museum, Thannhauser Collection, Geschenk, Justin K. Thannhauser, 1978 © The Solomon R. Guggenheim Foundation, New York
Autre actrice majeure de la collection Guggenheim, Peggy, nièce de Solomon et mécène extravagante, ouvre en 1938 à Londres une galerie d'art où elle expose les artistes cubistes et surréalistes. Les rapports avec la famille à New York, et plus encore avec Hilla von Rebay, qui méprise le commerce de l'art, sont distants. Mais Peggy est elle aussi dotée d'un instinct très sûr : elle "découvre" Jackson Pollock et se fait le soutien indéfectible des surréalistes émigrés aux Etats-Unis pendant la guerre. Elle présente dès 1949 dans son palazzo vénitien sa collection, qui en 1976 est léguée à la Fondation Guggenheim mais ne quitte pas la Cité des Doges. Ainsi dans sa constitution même la collection Guggenheim est "mondialisée" et n'est pas circonscrite à un lieu unique : les musées de Bilbao, Berlin, Las Vegas (et prochainement Abu Dhabi) sont dépositaires de la collection, mais aussi de son "esprit" et d'une certaine idée de l'art, qu'avec prosélytisme (et intérêt ?) la Fondation Guggenheim veut faire partager aux quatre coins du monde. Déployée géographiquement, la collection élargit également son champ chronologique à l'art contemporain, du minimalisme des années 1960 aux formes les plus récentes de l'art vidéo, de l'installation ou de la photographie.
Franz Marc, La Vache jaune, 1911,
New York Solomon R. Guggenheim Museum © The Solomon R. Guggenheim Foundation, New York
La visite de l'exposition se révèle de fait une expérience intense, une immersion bouleversante dans l'art du XXe siècle. La synthèse des grands courants artistiques qui est ici faite, de Manet à Matthew Barney, est stupéfiante tant elle démontre l'intelligence, la force et la capacité réactive de l'art. Le parcours débute avec une salle dédiée à Kandinsky, premier artiste dont l'œuvre fut systématiquement achetée par Guggenheim, et dont la Composition VIII (1923) est sans doute l'une des œuvres majeures du XXe siècle. Puis se succèdent sans répit les chefs-d'œuvre impressionnistes (Devant la Glace de Manet), expressionnistes (La Vache jaune de Franz Marc), cubistes (Braque et Picasso, mais aussi le fascinant Jeune Homme triste dans un train de Duchamp), et ceux des surréalistes de Peggy (Ernst, Calder, Tanguy, Giacometti). Le panorama du XXe siècle se poursuit dans l'après-guerre avec des œuvres de Pollock, Bacon (Trois études pour une Crucifixion), Rothko, Clyfford Still, Rauschenberg (Barge, équivalent plastique de Guernica) et les grands du Pop Art (Oldenburg, Warhol, Lichtenstein). Minimalisme et Land Art sont présentés dans une immense salle à colonnes où peuvent se déployer le Labyrinthe mystique et suffocant de Robert Morris, la Line of Lake Stones de Richard Long, les sculptures sans volume de Carl Andre et les cubes alignés de Donald Judd, puis, plus loin, la sculpture monumentale de Richard Serra.
Depuis une quinzaine d'années, le Guggenheim oriente plus radicalement sa politique d'acquisitions vers l'art contemporain, et s'offre encore une fois les plus grands et les plus médiatisés, comme Matthew Barney et son incontournable Cremaster Cycle, Rachel Whiteread, "archiviste de l'espace", ou Douglas Gordon, maître de l'art vidéo et de la réflexion sur le temps dans Through a Looking Glass. Cependant le choix peut être plus personnel et concerner de jeunes artistes comme Kara Walker ou Anna Gaskell. Ici encore, l'instinct est sans faille.
La Kunsthalle de Bonn
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La Collection Guggenheim à Bonn, Kunst und Austellungshalle der Bundesrepublik Deutschland
du 21 juillet 2006 au 7 janvier 2007, Guggenheim Collection Bonn Deutch Guggenheim Site des Guggenheim
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