Réponse à Michel Guerrin, "Nous sommes tous de grands photographes", Le Monde, exporevue, magazine, art vivant et actualité
Réponse à Michel Guerrin, "Nous sommes tous de grands photographes"
paru dans Le Monde
 
 
Nous avons toujours été de grands photographes…
L'image, ne fait

que véhiculer

un reflet d'une

iconographie

déjà existante

Foto Povera
 
 
Les articles de Michel Guerrin me procurent toujours une certaine joie, car il s'agit d'un point de vue intéressant sur l'actualité photographique. L'article intitulé "Nous sommes tous de grands photographes", paru dans Le Monde daté 13-14 février 2005, p. 17, analyse la nouvelle déferlante amateuriste avec précision et humour.

Malheureusement, l'article fait montre d'une certaine amnésie. Je ne pense pas que Michel Guerrin ignore l'histoire de la photographie, au contraire. Il est plus probable que son amnésie soit volontaire, éventuellement inconsciente, et surtout fortement conditionnée. Cela est très normal : il suit une ligne éditoriale, donc idéologique.

Le phénomène de l'amateurisme est sans nul doute un fait récent dans la manière dont il est envisagé. Faut-il seulement rappeler que le photojournalisme naît de l'amateurisme et que l'art photographique a été longtemps le refuge des photographes amateurs ? Nous avons, avec la photographie et sa naissance au XIXe siècle, le premier cas d'un médium, pour parler avec les mots d'aujourd'hui, d'un art, pour parler avec ceux d'hier, né de l'expérimentation scientifique et devenu populaire. Pierre Bourdieu l'a qualifié, dans un bel effet de titre, d'"art moyen".

Ce sont les amateurs qui, à toutes les époques au cours de la brève et dense histoire de la photographie, l'ont enrichie (certains auraient tendance à dire "appauvrie") en l'orientant vers des usages pour lesquels on ne la pensait pas faite. Je ne parlerai pas du photojournalisme, de nombreuses personnes le feraient mieux que moi, mais de l'art.
 
 
Foto Povera
 
 
Au XIXe siècle, n'importe quelles personnes, que l'on qualifierait aujourd'hui de "scientifiques", ayant fait ses humanités, possède un bagage littéraire et artistique fort complet - qui pourrait faire pâlir nombre de "littéraires" de nos contemporains. L'approche de la photographie par la science semble naturelle, pour des Regnault, Davannes ou Marey. Cependant, certains s'étonnent toujours un peu de leur sensibilité artistique. Photographes artistes tout autant qu'amateurs photographes car ils ne faisaient pas commerce de leurs photographies. De plus leurs recherches scientifiques se doublaient souvent de recherches esthétiques. Que dire alors de Nadar : photographe professionnel - l'un des premiers -, qui, lui, est un scientifique amateur - mais l'on ne dira jamais que nous sommes tous de grands scientifiques.

Vieilles lunes que tout cela, et le terme "amateur" devient péjoratif au moment où la pratique se banalise, et où la photographie se spécialise dans ces différents métiers : photographes illustrateurs, photographes reporters, photographes de studio, photographes de plateau… L'amateur alors, c'est l'artiste. Et encore, à cette époque - que l'on situera une dizaine d'années de part et d'autre de la Seconde Guerre mondiale -, l'artiste peut être bien souvent soit amateur soit professionnel. Attention, cependant, il n'est pas encore artiste professionnel, il s'agit d'un photographe professionnel présentant également des photographies artistiques… Et il en va de même jusqu'à la fin des années cinquante environ, dans tous les pays. C'est l'époque à laquelle la Société française de photographie organise, pour la France, les salons national et international d'art photographe. Le salon national est l'objet d'une coupe de France de la photographie. La photographie un sport ou un art, c'est un autre débat - cependant le phénomène de l'amateurisme peut se lire en parallèle dans le monde sportif. La "fête de l'amateur" a commencé il y a bien longtemps cependant. En ce qui concerne l'art contemporain, Christian Boltanski est un des initiateurs les plus anciens. Un des derniers en date est certainement Wolfgang Tillmans, et je serai même tenté de parler de Rinko Kawauchi pour être à la mode. Mais, en effet, ce ne sont pas vraiment des amateurs, ce sont des artistes professionnels, et comme l'on parle d'un style documentaire, il faudrait parler d'un style amateur.
 
 
Foto Povera  Foto Povera  Foto Povera
 
 
Si il y a révolution, ce n'est pas dans l'image, mais dans l'accessibilité à l'édition et surtout à la diffusion. L'image, elle, ne fait que véhiculer un reflet d'une iconographie déjà existante. S'il existe une esthétique trash ("sale") des photographies que l'on trouve sur les blogs, c'est bien parce que des artistes professionnels et des photographes de mode - comment les distinguer ? - ont forgé cette iconographie.

Oui, nous sommes tous de grands photographes, comme nous sommes tous de grands artistes. Et cela certainement au même titre que, pour certains, Sebastião Salgado est un plus grand photographe qu'Eugene Richards, et que Yann Arthus-Bertrand est un plus grand photographe que Marc Heller. Mais cela, personnellement, je refuse de le croire. L'iconographie dominante est le miroir de l'idéologie dominante. Lavons-nous les yeux, allons tous à la Maison de l'art et de la communication de Sallaumines afin de voir l'exposition Foto povera.

Xavier Martel
Paris, mars 2005

 
Foto Povera

Foto povera, Maison de l'art et de la communication de Sallaumines
du 25 février au 25 mars 2005,
www.ville-sallaumines.fr
Article Michel Guerrin Le Monde : www.lemonde.fr/web/article/

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