Franck David est un artiste de ce qui nous est invisible. Il s'attache à percevoir ce que l'on ne voit pas, sachant y discerner tant ce qui nous sépare que ce qui nous rassemble.
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En collaboration avec les élèves des Arts Décos, Franck David développe sur deux lieux à Strasbourg une exposition qui s'achèvera par la production d'un film. Dans En raison d'un manque total d'intérêt demain est annulé pendant toute la durée du générique, l'artiste se démultiplie sous le masque de onze homonymes qui ont consenti à lui prêter leurs traits.
Franck David fut découvert par le grand public à l'occasion de son exposition Celluloïd à l'espace “Modules” du Palais de Tokyo en 2002 où l'artiste normand avait particulièrement impressionné par sa faculté d'optimiser le lieu qui lui est proposé et marqué les esprits par son supermarché de produits conditionnés sous vide, comme momifiés, dans les sacs plastiques dont nous nous inondons à force de consumérisme. Ainsi emballés, les formes et les significations de ces objets du quotidien étaient complètement changées. Ce sont leurs images visuelles qui semblaient brouillées. En les momifiant, Franck David exprimait ici son rejet du marketing, sa détermination de retenir ces choses en-dehors du monde commercial, et cherchait à montrer ce que cache l'économie régulière des objets de consommation. Cette volonté de l'artiste de travailler à la révélation de l'universalité des choses, se prolongera peut-être ces prochains mois à Strasbourg où Franck David va s'attacher à confronter identité et individualité dans une exposition se développant à la fois à la Chaufferie (la galerie de l'École supérieure des Arts décoratifs) et au musée d'Art moderne et contemporain de la ville, désignée par un très énigmatique En raison d'un manque total d'intérêt demain est annulé pendant toute la durée du générique.
Pour autant, Franck David refuse cette idée de continuité. Il admet ne pas aimer les dates, il ne consent à n'en livrer qu'une : 1966, année de sa naissance à Montreuil. Il ne tient pas à ce que l'on puisse le situer dans le temps, ou plus exactement que l'on ait une lecture historique de son œuvre. C'est pourquoi il refuse de signer et de dater ses œuvres. Ces précautions, Franck David les estime nécessaires pour conserver à son travail son intemporalité, sa globalité. Il refuse que l'on puisse percevoir dans ses travaux un quelconque lien avec l'actualité ou même une évolution logique. Celui qui voudrait tout de même s'y attacher peut aller régulièrement à la galerie parisienne Chez Valentin, qui le représente depuis 10 ans. Le flou caractérise la vie et l'œuvre de cet artiste singulier.
À l'incertitude temporelle, Franck David ajoute sa myopie naturelle qu'il ne consent à corriger que rarement. Cette brume permanente l'oblige à travailler autour de tout ce qui l'entoure, à se déplacer pour voir, à réinterpréter le réel. "C'est une façon de voir autrement", dit-il. Forcer le regard, pour mettre en évidence la force revendicatrice des objets et des êtres. Franck David n'a de cesse de s'attacher à relever l'invisible, le non-perceptible. Ce qu'on retrouve dans sa série de photographies Moi, te où il s'agissait de montrer un dédoublement de personnes presque identiques : deux individus semblables l'un à l'autre, même genre de vêtements, même position, mais pas de référents possibles. Dans cette osmose identitaire, celui qui accompagne la personne à côté de laquelle il se tient, est comme invisible à celui ou à celle dont il semble révéler l'existence. C'est un double, une sorte d'ange gardien. Là encore, pour rendre plus visibles les êtres comme il l'a fait pour les objets, Franck David les éloigne pour un temps de leur circulation générale, de leur fonction, de ce qu'ils représentent.
Il nous revient aujourd'hui avec une exposition strasbourgeoise consacrée à la disparition de son individualité au profit d'une autre plus générique. L'artiste nous propose d'assister et de participer à certaines étapes d'un processus de création. Cette exposition, rendue possible par deux commissaires, Sandra Cattini et Patrick Javault, ne regroupe pas un ensemble d'œuvres, mais est une seule œuvre en train de se faire. Deux lieux différents pour un work in progress dont le résultat, une vidéo, sera présenté à l'auditorium du MAMCS.
À l'origine, la volonté de l'artiste de prendre contact avec ses homonymes. Sur 120 Franck David approchés, onze ont répondu à ses suggestions et se sont donc photographiés sous six angles différents. Il s'est agi ensuite pour les élèves des Arts décos de mouler des masques en latex aux traits de ces aimables homonymes, travail méticuleux attaché à une représentation fidèle des singularités de ces Franck David génériques. L'artiste ne pouvant être sur les lieux en permanence, ce sont, derrière ces masques et avec des fleurs, des doublures de Franck David qui vous accueilleront à la Chaufferie où seront exposés les tirages des photographies ayant servi de support aux travaux de modelage. Au même moment se tiendra au MAMCS une vaste installation/environnement faisant office de coulisse du tournage, le partage avec le public est d'ailleurs l'un des caractéristiques marquantes de l'artiste. Les visiteurs pourront y entendre la bande-son, voir les différentes lumières et les masques utilisés, et deux moniteurs renverront à ce qui est censé se passer sur le plateau de tournage de la Chaufferie. La performance réalisée par les élèves des Arts Décos ainsi que l'installation au MAMCS seront filmées pendant toute la durée de l'exposition, et c'est un montage de ces images qui constituera la vidéo finale.
Un panneau signalétique du même type que ceux qui annoncent notre arrivée sur le territoire d'une commune et renvoyant à un autre travail de l'artiste sera placé au musée d'Art moderne. Ce panneau où il est inscrit, en référence à l'album de Tardi et Forest, Ici Même, constitue le premier élément d'un projet qui devrait être inauguré en mai 2004 à Val-de-Reuil dans sa Normandie d'origine. Ici Franck David s'interroge sur ces espaces séparant nos villes, nos villages, ces intervalles sans noms et qu'il se propose de baptiser, ces différentes dénominations devant à terme être recensées dans une banque de données. Cette présence allusive à un projet fondé sur une réflexion relative aux interstices fait bien entendu écho à cette exposition éclatée sur deux lieux.
Si Franck David est réticent à toute approche globale de son œuvre, il se révèle pourtant être un artiste de ce qu'on considère comme inexistant et qui en fait nous est invisible, s'attachant à percevoir ce que l'on ne voit pas, et sachant y discerner tant ce qui nous sépare que ce qui nous rassemble.
Ludivine Convercy Strasbourg, mars 2004 en partenariat avec
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