Eric Poitevin : La photographie ou l'art d'abstraire
 
 
Poitevin Eric, sans titre

Poitevin Eric, sans titre, photographie couleur, 2000
Abstrait
Image mentale
Icônes
Prévisualisation
Décontextualisation
Intemporel
Mise à distance
Sculpture du vivant
Evidence
Neutralité
Temps suspendu
Offrande

Et si la photographie était en fin de compte - et a toujours été en fait, dès lors que l'on regarde l'image et que l'on reste sourd à tous les discours "atmosphériques" qui peuvent l'entourer et surtout la justifier - si la photographie donc, sans aucune espèce d'originalité, mais a contrario par respect de son originalité, c'est-à-dire par souci d'être ce que personne ne peut lui enlever ni lui copier, était simplement, mais justement un art fondamentalement abstrait. Si, en effet, elle n'oubliait pas qu'elle fait pratiquement, physiquement, mentalement avec cet acte inévitable, mais essentiel qui définit étymologiquement le fait d'abstraire, à savoir "enlever d'un ensemble par la pensée", si elle s'autorise à être sans aucun orgueil ni fausse modestie, un art intellectuel et une image mentale, alors il faut aller très vite le constater au Plateau, là où Eric Poitevin montre grâce à Eric Corne - commissaire de l'exposition et précédent co-directeur du Plateau - une sélection de son travail où l'on peut découvrir des nus d'une nouvelle série (2004), mais aussi retrouver ses grandes photographies couleur d'arbres, de végétation et d'animaux ponctuées, grâce à l'intelligence de l'accrochage, par deux magnifiques "icônes" de jeunes femmes au visage lumineux et au regard magnétique.

Poitevin Eric, sans titre

Poitevin Eric, sans titre, photographie couleur, 2004

Mais que ce soient des portraits en buste, des nus allongés, des arbres ou des roseaux, des bouts d'os ou même des animaux destinés à l'équarrissage, il y est toujours question de la force d'un regard qui réfléchit avant de saisir, qui pense avant de montrer. C'est en effet à l'échelle de son immense respect du vivant - qu'il soit animal, humain ou végétal - mais aussi à l'image de sa profonde immersion dans ce que la photographie peut révéler dès qu'elle est pré-visualisée (conception d'Ansel Adams largement oubliée aujourd'hui au profit d'un expressionnisme individualiste si creux, mais tellement à la mode), qu'Eric Poitevin nous offre une part du meilleur de la photographie. Travaillant à la chambre qui l'oblige à prendre distance, privilégiant un cadrage frontal et serré qui l'aide à décontextualiser le réel élu, il construit mentalement l'image qui "tiendra" par sa seule force plastique. Ainsi, peut-il s'autoriser sans aucune gratuité à prendre en légère contre-plongée ces réseaux de branches qui s'élancent vers le ciel comme d'énormes tentacules pourraient le faire. Le seul point de vue - donc choix intellectuel - arrive à sublimer en griffes vivantes ce que l'écorce de l'arbre si présente par le piqué du négatif à la chambre aurait pu nous laisser prendre pour mort. Il en est de même pour ces grands négatifs virés sépia où l'extraction des plages laiteuses de la peau ou du pelage de ces jeunes agneaux destinés à l'abattoir offrent un tableau abstrait dont l'aspect documentaire ne résiste que dans la ténuité de ce qu'il permet comme reconnaissance. Tenir le regard sur un fil, celui qui dit et assume l'acte photographique et ne se contente pas d'en faire un constat, voilà le pari éthique et esthétique du photographe et de l'artiste. Pas de sens de lecture privilégié ici, juste une juxtaposition "plastique" où les valeurs et les matières organisent magistralement ces pans photographiques d'un réel mis à distance.

Poitevin Eric, sans titre

Poitevin Eric, sans titre, photographie couleur, 2002

Fausse neutralité pour l'évidence d'un espace construit par le choix d'un cadrage qui invente le sol et celui d'un nu allongé qui s'arroge le droit d'être la forme qui construit et stabilise un lieu intemporel. Mais cette dernière série n'est pas sans nous rappeler ce entre quoi semblent osciller les photographies précédentes : nature morte ou sculpture du vivant pourraient en effet regrouper ces séries de petits totems que deviennent sur fond blanc ces dérisoires os à moelle tout comme ces troncs d'arbres verticaux en lévitation dans un espace non identifiable. Cette absence de repères spatiaux et ce choix de la perte d'échelle des choses et des lieux s'exemplifient symboliquement dans la structure rythmique ou la composition en miroir qu'Eric Poitevin sait trouver dans le spectacle de la nature, que celui-ci soit la frondaison d'une forêt ou le bouquet de roseaux animant la surface d'un étang. Mais si cette géométrie naturelle est celle que le photographe sait pressentir et prélever, elle n'est jamais seule à donner vie éternelle et temps de contemplation à ces photographies intemporelles. La couleur ou plus exactement les luminosités de la nature - que celles-ci émanent d'un paysage ou d'un visage - accompagnent aussi subtilement la vie silencieuse et le temps suspendu de chacune de ses offrandes photographiques.

Michelle Debat
Paris, octobre 2004

Poitevin Eric, sans titre

Poitevin Eric, sans titre, photographie couleur, 2004

Eric Poitevin, du 16 septembre au 21 novembre 2004
Le Plateau, Fonds régional d'art contemporain d'Ile-de-France,
Angle de la rue des Alouettres et de la rue Carducci, 75019 Paris
Tél : +33 (0)1 53 19 84 10,
info@fracidf-leplateau.com

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