C'est le thème de l'empreinte du corps que Philippe Ségalot a choisi de mettre en dialogue à la demande du galeriste parisien Emmanuel Perrotin. Belle réussite de collaboration pour un lieu marchand capable de repérer chez les collectionneurs privés, le meilleur et souvent inédit, des œuvres d'artistes reconnus internationalement.
dialectique entre matière et immatérialité partage des formes et des choix |
Cindy Sherman, Untitled, # 168, 1987, Collection Metro Pictures
Gregor Schneider, Toter Mann, 2004, Collection privée Gabriel Orozco, My Hands are My Heart, 1991, Courtesy Marian Goodman Gallery, New York Vue de l'exposition à la galerie Emmanuel Perrotin. Photo : André Morin. Courtesy Galerie Emmanuel Perrotin
C'est sous le titre phonétique d'"emprunte-moi", que l'espace d'Emmanuel Perrotin venu s'installer dans le Marais, propose cet automne une des plus belles expositions, digne d'une grande galerie parisienne, Empreinte-moi.
Il fallait toutefois, l'innocence avertie et les ouvertures souhaitées d'un marchand, pour oser se lancer dans une thématique magistralement mise en perspective par Georges Didi Huberman lors de la devenue mémorielle exposition L'empreinte au Centre Georges Pompidou en 1997 et à l'heure où le corps est devenu le sujet favori de tant d'apories mais aussi de très belles propositions. C'est en grande partie réussi grâce sûrement au choix qu'a fait Emmanuel Perrotin de confier le commissariat d'exposition au marchand New-Yorkais, Philippe Ségalot. Ce dernier a en effet désiré faire dialoguer une vingtaine d'œuvres, autour de "l'un des thèmes les plus anciens et les plus déclinés de l'histoire de l'art : le corps et son empreinte". Si l'empreinte est alors proposée tant par des sculpteurs, des peintres ou des photographes, elle est surtout portée par un choix d'œuvres pour la plupart inédites pour le grand public, car appartenant à des collections privées, et par la qualité et la justesse de leur envergure et de leur mise en espace.
David Hammons, Untitled (Body Print), 1976, Collection privée
Robert Rauschenberg et Susan Weil, Untitled (Sue), circa 1950, Collection Susan Weil Joel Shapiro, Fingerprint Drawing #1, 1969, Private collection, Courtesy Paula Cooper Gallery, New York Vue de l'exposition à la galerie Emmanuel Perrotin. Photo : André Morin. Courtesy Galerie Emmanuel Perrotin
Sans prétendre à une chronologie historique, mais plutôt à une dialectique entre matière et immatérialité, dépôt et évanescence, il est tout de même fort intelligent de mettre en relation, face à face ou côte à côte, l'une des plus belles empreintes du corps féminin devenu pinceau vivant d'Yves Klein, ANT 78, 1960, et le fragile et sublime photogramme bleu, Untitled (Sue), 1949 où Robert Rauschenberg avait fixé sur le papier photo sensible, l'image fantomatique de sa femme Susan Weil, vêtue d'une robe au voilage transmué en aile de papillon. C'est dans le même espace que l'on peut retrouver les démarches historiques de Joel Shapiro répétant méticuleusement son empreinte digitale jusqu'à écrire une immense et presque étourdissante page graphique, Fingerprint Drawing # 1, 1969, ou de Richard Long, transfigurant les empreintes successives sur papier noir, de sa paume de main maculée d'argile blanche en empreintes de pas, déroulant en une spirale orthogonale, les traces d'une marche improbable sur les mains. De l'empreinte à la trace se joue en effet le passage de la sculpture au dessin, du moulage à l'inscription du temps, et il n'est pas surprenant pour le visiteur de découvrir alors, la mise en relation de photographies et de moulages, de masques et de collages. Dans la veine de sa série Disasters (1985-1987), Cindy Sherman troque son corps contre ses dépouilles, vêtements devenus déchets parmi ceux de la société, grande photographie couleur Untitled, # 168, 1987, tenant à distance cet autre travail du temps que l'organique peut "peindre", telle l'urine qu'Andy Warhol avait laissé agir sur des pigments de cuivre, Oxydation Painting, 1978. Mais c'est encore peut-être ici, le voisinage de la photographie de Gabriel Orozco, malaxant dans ses mains une boule d'argile en forme de cœur empreint de ses doigts, et le troublant masque du visage de Gregor Schneider, Mask, 1997, qui arrêtent le regard dans leur proposition simple et efficace de retournement et de doute. Entre le visage, la main, le cœur ou le poumon, la vie et la mort sont au centre de ces œuvres discrètes dans leur moyen d'expression mais oh combien fortes et efficaces dans leur propos. Autant la terre brute mais encore humide est capable de se laisser mouler en une forme où le concave et le convexe se figent à un moment donné, autant le masque devrait pouvoir fixer les traits physionomiques dans une image intemporelle. Ici, dans une inversion paradoxale à première vue, due au mode artistique choisi, on est obligé de se confronter au démenti. La photographie aura fixé à jamais une forme, tandis que le masque posé à même le sol, dans l'encoignure d'une pièce et éclairé par un faisceau lumineux directionnel, n'aura de cesse d'osciller entre positif et négatif, endroit/envers, regard figé ou expression encore captive. Cette ouverture de l'empreinte à l'interrogation sur la vie et la mort, le transitoire et l'immuable est splendidement proposée dans la pièce voisine où se retrouvent le moulage en plâtre noir et blanc de Jean-Luc Moulène, Baignoire, 1995, les crevasses faites par Rudolf Stingel dans des grands panneaux blancs de polystyrène, Untitled, 2000, et la réunion poétique des photographies de pas dans le sable de Félix Gonzalez-Torres Untitled (Sand) 1993-94, encadrant l'émouvant tapis de bonbons blancs que l'artiste semble avoir offert comme linceul à son père décédé. Hommage poétique et métaphorique où le corps est absent mais où l'image de l'homme est figurée, soit par la forme de ses empreintes pédestres, soit par le poids des bonbons se voulant égal à celui du père de l'artiste. Le poids, la gravité pour dire le corps encore en vie, laissant trace de son passage sur terre. Du corps présent au corps suggéré, du moulage à l'image photographique, de l'empreinte à la trace mais aussi à l'effigie, il n'est pas surprenant alors que nous trouvions dans l'entrée de la galerie les moulages de seins féminins, Two Breasts, 1990, d'un artiste trop peu souvent exposé, Robert Gober et qui aura largement préparé cet engouement actuel autour du corps, et de ses multiples formes de présence dans l'art contemporain. En pendant, pouvons-nous "presque" emprunté…l'écrin précieux de velours rouge, gardant jalousement les moulages coulés en or et montés en broches, par Janine Antoni, d'aréoles de seins, Tender Buttons, 1994, titre affectueux dont l'ironie plus grinçante est déclinée sur le mur opposé par Maurizio Cattelan, chantre en la matière et donnant à reconnaître derrière l'anonymat des 150 Spermini, 1997, les masques en caoutchouc peint de leur soi-disant émetteur. L'empreinte n'est plus image, encore moins moulage mais cherche toujours son propriétaire dans l'identité que celui-ci peut lui accorder. Ce fut le moulage de son propre sexe que Charles Ray aura alors "greffé" au mannequin androgyne des vitrines des magasins, à moins que le moulage du dos plissé par la corde qui le ceint, d'Henry Moore Bound to Fail, 1967-1970, ne soit l'ultime expérience du sensible que Bruce Nauman n'aura cessé d'expérimenter dans son œuvre pluridisciplinaire.
Robert Gober, Two Breasts, 1990, Courtesy The Dakis Joannou Collection, Athens
Charles Ray, Male Mannequin, 1990, Courtesy The Broad Art Foundation, Santa Monica Maurizio Cattelan, 150 Spermini, 1997, Courtesy The Brant Foundation, Greenwich, CT Vue de l'exposition à la galerie Emmanuel Perrotin. Photo : André Morin. Courtesy Galerie Emmanuel Perrotin
Belle expérience de l'échange du privé (corps et collectionneurs) décliné à travers certes le thème de l'empreinte du corps, mais emprunté aussi à l'espace privé du collectionneur, ouvrant alors concrètement au partage des formes et des choix, espérons au plus grand nombre, qu'il soit public habitué des galeries ou simple amateur curieux et amoureux d'œuvres emblématiques de quelques uns de nos plus grands artistes contemporains. Les mots sont ici bien en de çà de ce que la vue peut seule apprécier : envers démontré par l'œuvre critique et devenue ici ironique de Jasper Johns, The Critic Sees, 1961, lorsqu'il a déjà depuis fort longtemps souligné que le regard était (trop souvent) soumis aux dictats de la parole.
Felix Gonzalez-Torres, "Untitled" (Portrait of Dad), 1991, Collection Carlos and Rosa de la Cruz
Vue de l'exposition à la galerie Emmanuel Perrotin. Photo : André Morin. Courtesy Galerie Emmanuel Perrotin |
Empreinte-moi du 29 octobre 2005 au 3 décembre 2005, une exposition de Philippe Ségalot Galerie Emmanuel Perrotin, 76 rue de Turenne, 75003 Paris, tél. : +33 (0)1 42 16 79 79, www.galerieperrotin.com
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