Food art
Eat art
Art digestible
Création culinaire
Design culinaire
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"Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es" écrit, en 1825 à Paris, Monsieur Brillat-Savarin (homme politique affirmé, connu surtout pour ses talents innés de gourmet) dans l'ouvrage, extrêmement brillant et sagace, Physiologie du Goût ou Méditations de gastronomie transcendante. Et il continue "Le goût tel que la nature nous l'a accordé est encore celui de nos sens qui, tout bien considéré, nous procure le plus de jouissance : parce qu'il est de tous les temps, de tous les âges, de toutes les conditions ; il revient au moins une fois par jour ; il peut se mêler à tous les autres plaisirs et même nous consoler de leur absence…"
Aliment indispensable pour le corps et plaisir voluptueux pour l'âme, la nourriture est, depuis toujours, source inépuisable d'inspiration pour les esprits créatifs de tous les temps : des ingénieux portraits d'Arcimboldo aux natures mortes flamandes, Vanitas ou Vanités, jusqu'aux reprises contemporaines de Joel-Peter Witkin qui mutent celles-ci en macabres festins cannibales…
Mais encore les soupes Campbell d'Andy Warhol, les repas "en couleurs" de Sophie Calle, les portraits "végétariens" de Natacha Lesueur ou les remakes "biodégradables" de Vik Muniz, ne sont que quelques exemples parmi de nombreuses fantaisies ou perversions sous l'égide du métissage art-nourriture.
Héritière d'Antonin Carême (qui hybride, pour les palais royaux du XVIIIe et XIXe siècles, pâtisserie et architecture), Peter Kubelka (cinéaste qui organise, dans les années 60, des cours de cuisine aux Beaux Arts de Francfort) et naturellement Spoerri (avec ses happenings et performances à l'Académie de Cologne…), la création culinaire passe aussi par l'école : l'ESAD (École Supérieure d'Art et de Design) de Reims inaugurait, il y a déjà quatre ans, le premier cours européen de design culinaire.
Cet enseignement n'a pas pour ambition de faire du designer un chef cuisinier ou l'inverse, mais de stimuler, par la réflexion et l'expérimentation plastique, des "pistes" possibles d'innovation culinaire.
"Une discipline en plein devenir", affirme celui qui l'a lancée, le designer Marc Bretillot, profondément convaincu que tout ce qui est comestible se prête à la création artistique comme (voir mieux) d'autres matériaux habituellement considérés plus conformes…
"Quand je suis arrivé à Reims en 95, j'avais en charge l'enseignement des matériaux, mais ma passion première n'en demeurait pas moins les choses de la bouche, j'entends par la tout ce qui mitonne, se braise, se rôtit, se déguste, s'ingurgite…" et il continue "La cuisine n'est pas une image pour papier glacé, elle fait partie de la vie, elle est à ce titre un formidable espace de création (…). L'acte de manger est très particulier à plus d'un titre ; c'est, peut être, la seule activité humaine qui met en éveil simultanément la totalité de nos sens. Il y a l'aspect vital, celui de la connaissance et par là celui de la mémoire (comment ne pas penser à la madeleine de Proust…), toutes ces données et bien d'autres mettent en jeu nos affects et nos cultures"…
Goma, gâteaux jardins, 2003
Si la Fondation Cartier consacrait le food art en 1999-2000 avec le cycle Food Lab conçu par Laurence Dreyfus comme une série de rencontres à l'enseigne d'hybridation entre l'art et la gastronomie dans le cadre des Soirées Nomades (parmi les œuvres plus surprenantes on se souviendra de l'installation de Marc Bretillot : une broche surmontée d'énormes ailes mécaniques qui permettait de rôtir 24 poulets en une fois !), la galerie Fraîch'attitude, qui ouvre ses portes à Paris en 2001, fait de la création liée aux produits alimentaires son drapeau.
Espace dédié à l'expérimentation, cette galerie est la première en Europe à pouvoir vanter une filiation directe avec la Eat Art Galerie ouverte en 1970 à Düsseldorf par le créateur de la Eat Art (littéralement "manger de l'art"), Daniel Spoerri.
À l'aube des années 60, Spoerri concevait déjà ses premiers "Tableau-piège", des authentiques tables apprêtées, accrochées au mur à la verticale, qui brandissaient, sorte de trophées, les restes d'un repas.
C'est seulement dans un deuxième temps que le repas, en tant que tel, sera conçu et perçu comme œuvre d'art à part entière donnant suite à toute une série de véritables performances culinaires (en 1968 l'artiste inaugure le "Restaurant Spoerri", lieu de happening permanent !).
Il s'agit d'un art digestible, une création qui sous entend un acte, qu'on pourrait nommer de cannibale, qui permet de s'approprier de l'"aura mystique" propre à l'œuvre d'art tout en dévorant cette dernière !
Alain Ducasse, Spoon cook book, 2004, photo de Thomas Duval
Une quarantaine d'années plus tard, Fraîch'attitude nous propose un Eat Art "nouvelle formule" : "peintres, plasticiens, photographes, designers, scénographes, installateurs, vidéastes travaillent à partir d'une thématique liée aux fruits et légumes, qu'elle soit illustrative ou métaphorique (…). L'art contemporain est, définitivement ici, le fil d'Ariane dans un parcours des sens".
Des minuscules sculptures éphémères orientales de l'exposition "Jeux de fruits" aux transparences de "Spoon cook book" de Thomas Duval, aux "frigos des merveilles" de "Fridge" et les créations surprenantes des GOMA (sésame en japonais), mais encore les installations ensoleillées conçues à partir de papier d'emballage pour agrumes de Stéphane Marcault (A(rt)grumes), la galerie offre à chaque exposition un "menu" très varié qui, franchement, met en appétit…
Pour Ceci est un buffet, Flânerie et digression du design, les espaces de Fraîch'attitude se transforment, sous la touche féerique d'Emmanuelle Becquemin et Stéphanie Sagot, en un véritable "Pays des Merveilles" : un parcours multi-sensoriel dans lequel le visiteur est invité non seulement à regarder mais à toucher, flairer, écouter et, surtout… goûter !
Nous sommes tentés de nous exclamer, avec Brillat-Savarin "Que les convives se tiennent comme des voyageurs qui doivent arriver ensemble au même but" !
Martina Russo Paris, novembre 2004
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