Documenta 11 : l'art de documenter, exporevue
Documenta 11 : l'art de documenter
 
 
Si l'art se réduit
au document
et le document
devient art
alors qu'en est-il
de la part
artistique…

Allan Sekulla
 
Allan Sekulla, Fish Story
 
 
La Documenta de Kassel, le rendez-vous quinquennal de l'art contemporain ressemble de plus en plus à une grande kermesse prestigieuse où se côtoient "aficionados" rôdés et nouveaux "jet setters culturels» . Vu leur vitesse de visite ces derniers n'ont souvent aperçu qu'une petite partie des vidéos, films et autres documentaires.
Alors que dans les années 70 les professionnels y venaient pour y découvrir les artistes émergeants, aujourd'hui une grande place est réservée à la célébration d'artistes déjà confirmés et dont les œuvres ont été montrées dans d'autres lieux d'art publics ou privés.
Okwii Enwezor, le curateur général de la Documenta 11, a probablement privilégié davantage la cohérence des thèmes, que la création de nouvelles œuvres (même si beaucoup d'artistes ont bénéficié de moyens importants de productions).
"Quelque 50 ans après sa création, la Documenta est confrontée aux spectres d'une époque de conflits, de changements, de passages, de fissures sociales et de consolidations institutionnelles globales" a déclaré Enwezor en insistant sur les quatre plates-formes de critiques et de débats qui ont précédé les expositions. De "Democracy unrealized", plate-forme qui a eu lieu à Vienne et à Berlin ou de "Experiments with truth and reconciliation" à New Dehli et "Creolity" aux Caraïbes ou encore de "Under Siege: Four African Cities", les visiteurs de Kassel n'ont eu que très peu d'informations avant la parution des actes de ces colloques par l'éditeur Hatje Cantz.
De cet élargissement, certes, intéressant on n'a pu apercevoir que les traces visuelles de ces réflexions commencés par des artistes dont on célèbre maintenant leurs icônes telle une rétrospective de musée alors que les positions isolées de jeunes artistes issus des nouvelles "banlieues de l'art contemporain" ne se sont manifestées que faiblement.

Parmi les artistes confirmés invités à la Documenta 11, Hanne Darboven a investi sur trois étages le hall d'entrée du Fridericianum. Des milliers de plaquettes 30x30cm retracent une œuvre qui depuis 71 (Darboven a déjà participé à la documenta 5,6 et 7) s'occupe de l'écriture comme partition minimaliste ou inventaire typologique, selon les sujets abordés.
La typologie est aussi à la base des œuvres du couple Bernd + Hilla Becher, artistes qui ont formé et influencé plusieurs générations de jeunes photographes allemands dans la tradition de l'objectivité. Dans leur série "Fachwerkhäuser des Siegener Industriegebietes" de 1958-62 , comme dans l'ensemble de leur œuvre, on suit le processus d'abstraction et de distanciation que l'alignement sériel de motifs architecturaux répétitifs provoque.
Élève des Becher, Candida Höfer thématise avec sa série sur "Les Bourgeois de Calais", la réception de l'œuvre d'art dans le contexte public alors que, la série "Fish story-1990-95, véritable iconographie du travail maritime, devient pour Allan Sekula un prétexte pour dénoncer la globalisation capitaliste.
Chez Thomas Hirschhorn, "l'hommage" qu'il rend à des grands penseurs à travers ses monuments de fortune comme il en a déjà érigé dans différentes villes (Spinoza à Amsterdam, 1999, Deleuze à Avignon,2000) est en fait une autre façon de dénoncer le pouvoir des systèmes de pensées capitalistes.
Le monument "Bataille" a pris vie dans un quartier défavorisé de Kassel. Construit en matériaux éphémères par les habitants de ces quartiers en collaboration avec l'artiste, ces petits pavillons de fortune ont hébergé pendant la durée de l'expo des textes, des livres, des documents visuels et sonores sur et autour de Georges Bataille. L'installation interactive "low tech", une des plus fortes de la manifestation, résume en quelque sorte à elle seule, les thèmes fédérateurs de cette manifestation même si le choix de l'écrivain n'est pas contextuel mais plutôt prétextuel. L'artiste suisse a choisi de rendre hommage à l'auteur de "La part maudite" pour ouvrir ainsi un champ de réflexion où se mêle la littérature, l'érotisme, l'art, la politique, l'économie…

Ce champ interdisciplinaire est aussi investi par des associations d'artistes comme « The Atlas Group » , fondé en 1999 dont les membres libanais vivent actuellement à New York ou « Multiplicity », groupe italien fondé en 2000.
Tout en questionnant l'authenticité du document, l'objectivité du discours, les machinations du pouvoir de l'information et de la communication leurs installations complexes (photographie, film, vidéo, conférences…) témoignent aussi de l'émotion et de la dimension personnelle dans la réception des faits historiques.
Ces installations protéiformes, politiquement fortes, sont à l'antipode des œuvres maniérées et ethno-kitsch d'un William Kentridge et d'une Shirin Neshat.
Quelque peu esthétisantes aussi les retranscriptions picturales de documents et textes historiques ou littéraires du New Yorkais Glenn Ligon nous impressionnent cependant par leur caractère obsessionnel. Depuis le début des années 90 il cite, à travers différents médiums, des textes-clés sur l'histoire de la lutte des droits des noirs aux E.U. Dans la série « Stranger in the Village » il rend hommage à James Baldwin en créant des tableaux noirs au charbon où les inscriptions d'extraits de textes sur l'homosexualité semblent s'effacer selon le point de vue du visiteur.
Ces œuvres nous plongent dans un univers poétique qui nous renvoie au questionnement borgésien « Toi qui me lis est-tu sûr de comprendre ma langue ? » . La question du médium est posée. De la responsabilité et de l'engagement de l'artiste aussi.
Si l'art se réduit au document et le document devient art alors qu'en est-il de la part artistique des rencontres selon la logique de Enwezor, pour qui, l'exposition n'est rien d'autre que la cinquième plate-forme? Cette position, même si elle est quelque part en contradiction avec la célébration des œuvres présentées dans cette Documenta, nous permet néanmoins de réfléchir sur le rôle et l'impact de l'œuvre d'art aujourd'hui. Et cela en attendant que la prochaine manifestation ouvre vraiment une "nouvelle ère".
Paul di Felice,
octobre 2002

 www.documenta.de - Lire aussi la Documenta 12, Kassel 2007 de Natalie Stefanov et de Caroline Spindler

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