Témoin
Doute
Anti-Salgado
Non-événement
Refusant le "spectacle du monde"
Etrangers à eux-mêmes
Rupture
Corps sans tête
Vacuité
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La présentation des uvres de Raymond Depardon à la Maison Européenne de la Photographie est fort justement intitulée "Détours". Il a, en effet, une façon bien à lui d'éviter les tours de passe-passe, les belles tournures et les pièges de l'image, pour nous faire participer à la démarche hésitante et riche en détours, qui est la sienne.
Aussi, le visiteur n'est-il pas comblé par un style immédiatement reconnaissable et étiquetable dans l'anthologie de l'imagerie contemporaine. Au contraire, le photographe reporter lui met le nez dans son interrogation incessante. Comment être témoin ? Comment fixer la misère des autres, comment saisir l'intensité des moments vécus? Que deviennent les images, comment seront-elles utilisées ? Aucun photographe reporter n'a été autant saisi par le doute, tourmenté par la mauvaise conscience. Cela se voit dans les images et se lit dans les textes qui les accompagnent.
Se promenant dans les rues décérébrées de New York, il note en 1984 :
il y a toujours quelque chose de violent à faire des photos. Je n'éprouve pas le besoin de parler aux gens peut-être pour mieux leur voler leurs images.
New York. Détours de Raymond Depardon.
Dix ans plus tard, il est en Afrique, continent qu'il aime tant. A Kigali, il visite les hôpitaux, les prisons. Mais il refuse de pointer l'objectif sur la détresse qu'il voit. Il ne va pas cadrer, ni chercher de savantes perspectives. Il nous montre une femme qui attend à la porte d'un hôpital où se meurent des malades du sida ; il nous fait entrer dans la cour d'une prison où sont parqués des hommes au regard vide, maigres comme des déportés. Qui sont-ils? Les assassins, les génocideurs des récents massacres. Ils attendent là quel jugement ? quelle mort ? Il note :
lhomme dimages est habité par le doute et rien ne vient le rassurer.
Il a écrit cela en Ethiopie, pays des images thérapeutiques, où des guérisseurs enveloppent leurs malades dans un rouleau d'images pour les faire revenir à la vie.
Raymond Depardon est l'anti-Salgado.
Autant celui-là exalte le geste revendicatif, l'attitude militante, donne de la misère et du labeur des damnés de la terre des images grandioses, au point que ses photos semblent parfois avoir été prises au cours du tournage d'un film d'Eisenstein, autant celui-ci fuit toute grandiloquence, toute photogénie de la pauvreté et de la détresse. Il saisit, par contre, la banalité de la souffrance, la "galère" quotidienne, la lèpre qui ronge toute volonté, toute velléité. Mais comment montrer la résignation, la passivité, ou même la résistance passive ? Comment rendre par l'image un non-événement ? En refusant le "spectacle du monde", Raymond Depardon invite à déchiffrer dans l'image, loin de tout effet, la voie d'accès vers l'autre. Ses photos sont habitées par une participation, une compassion, qui abolit la distance entre le photographe et l'homme ou la femme photographié. Le "thème" de la photo est à chercher dans le visage, dans le corps de celui qui est en face, pas dans le décor, dans les défroques qui le recouvrent.
Si, au Tchad, en 1978, il s'est laissé gagner par la cause des combattants du Frolinat, les accompagnant dans une embuscade au lance-roquettes, montrant leur attente, leurs visages burinés sous le burnous, leurs moments de repos souriant dans une palmeraie, il revient sur les lieux, vingt ans après, à la recherche de ceux qu'il a connus. Les uns occupent des postes officiels, les autres sont en exil. Que nous montre-t-il ? Un tailleur travaillant dans son échoppe. L'homme sans particularités, l'homme du labeur quotidien sans gloire, est resté présent, comme il l'a toujours été, traversant inchangé toutes les révolutions de l'histoire.
En 1984, il visite l'asile psychiatrique de San Clemente, près de Venise. Une expérience décisive et qui laisse des traces profondes chez le photographe et chez le spectateur. Ces hommes, assis dans la pénombre d'une salle commune, ou recroquevillés sur un radiateur, ou qui se déshabillent dans le couloir qui mène aux douches, sont indifférents au photographe ou à quiconque. Ils sont enfermés dans leur folie, inaccessibles aux autres, renfermés sur eux-mêmes. Ils ne cherchent pas à prendre une pose. Ils sont tels qu'ils sont. Etrangers à eux-mêmes. Le photographe aurait des sujets parfaits qui se laissent photographier comme des animaux au zoo. Combien pourrait-il fouiller ces visages éloquents jusqu'au vertige, combien pourrait-il dramatiser, pathétiser, dénoncer, que sais-je encore ? Et bien non. Raymond Depardon a craqué :
Un jour je fus surpris de ne plus avoir aucune émotion en faisant mes photos./ ../Je n'avais plus peur des fous. J'ai arrêté aussitôt ; je suis rentré à Paris et je n'ai plus jamais fait de photos à San Clemente.
Ce point de rupture, il reste sensible dans les photos de ce reportage, assurément l'un des plus poignants qui ait été réalisé. Une image reste gravée, celle d'un être humain qui se cache la tête dans son veston. Un corps sans tête, aux bras serrés, appuyés sur une table. Peur, honte ou retour à soi, qui sait ? Je verrais dans cette image comme un emblème de la fin de siècle. Le point extrême d'arrivée des systèmes politiques, qu'ils soient oppresseurs ou libéraux. L'homme, un objet, privé d'autonomie, réduit à l'état de corps passif, livré au pouvoir qui dispose de tout ou aux diktats de la consommation.
Errance. Détours de Raymond Depardon.
Où en est Raymond Depardon aujourd'hui ? Il a choisit l'errance, donc la recherche de soi sur les routes du monde. Ces routes, elles traversent des steppes et des déserts ; elles sont bordées de stations services, d'arrêts bus et de boutiques. Mais il n'y a personne. Des fils électriques sont tendus dans les ruelles arrière des villes américaines, des fenêtres sont murées dans les vieilles villes d'Europe, cependant que les villes nouvelles sont assiégées par les chantiers permanents. Mais il n'y a personne. Prouesse que de saisir les moments de vacuité dans notre planète surpeuplée
Michel Ellenberger
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