Le travail plastique présente, non sans ironie, une souffrance intérieure, par laquelle il se place dans la tradition romantique allemande
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Les œuvres de cet artiste belge, dont l'exposition présente un ensemble
aussi dense que somptueux, se présentent comme les témoins vivants d'un
monde hors de notre temps et de notre espace.
L'auteur, lui, s'esquive derrière une fiction sombre, dont, en même temps,
on ne peut mettre en doute l'authenticité ni l'impact. Faute d'issue du
"double-bind" entre désirs et réalité, il me semble que De Cordier ne fait
pas de l'art, mais est artiste par défaut. L'isolement choisi et l'œuvre, aussi fragile que peu nombreuse, font de lui, depuis le début, l'un des artistes à la fois les moins branchés et les plus
cotés de son pays.
L'exposition présente une large sélection de ses œuvres depuis la fin des
années 1980. Comprenant un grand nombre de petits dessins et quelques objets
sculpturaux, elle s'articule autour de trois thèmes, qui en constituent en
réalité un seul. A l'instar de la Trinité, l'homme, une maison et un paysage
sont les éléments inséparables d'une seule vérité, celle de l'artiste.
L'ensemble ouvre et se referme par une œuvre sculpturale de grande
dimension, "La jardinière", de 1989, qui fait partie de la collection du
musée national d'art moderne. Il s'agit d'un volume noir bricolé avec toutes
sortes de matériaux pauvres. A travers la seule ouverture qu'est la fente en
bas, entre le volume visiblement fragile et le socle plat, on ne peut que
deviner le creux intérieur. Cet objet fermé et presque mystique (le titre fait penser à la notion chrétienne du "hortus conclusus") renvoie à l'un des dessins exposés dans la salle adjacente, intitulé "Jardinière (Denk-Meubel, terme néerlandais à l'orthographe allemande : "meuble à pensée"). Abri pour fond de
jardin", présentant cette sculpture en coupe. Sur la même feuille, l'artiste
a noté : "quand le vide intérieur d'une très grande sculpture est utilisé à des fonctions utilitaires. Ci-dessous : comme séchoir pour plantes
médicinales… celles qui guérissent les maux !… et en même temps […] petit cabinet d'écrivain qui contient tout ce qu'il faut pour écrire."
Dans l'œuvre de De Cordier, l'écriture est aussi fondamentale que la
création plastique. L'ordre entre ces deux aspects a peu d'importance, comme
c'est le cas aussi dans la tradition catholique.
Son pays natal, la Flandre
- dont il nous montre dans ses dessins gris-noirs les paysages plats,
dépourvus de vie ou remplis de rideaux de pluie - en est durement impregné.
Son écriture, où l'imperfection formelle augmente la précision du message,
semble refléter la richesse absurde causée par les croisements linguistiques
et culturels au sein de son pays. La plupart des œuvres du néerlandophone
De Cordier comportent des légendes, notes et commentaires rédigés dans un
français parfois volontairement archaïsant et tous méticuleusement et
élégamment écrits à la main. Dans la solitude et le silence choisis,
l'artiste contourne, avec application, le vide absolu face au monde
contemporain, qu'il se refuse à intégrer.
Le travail plastique présente, non sans ironie, une souffrance intérieure,
par laquelle il se place dans la tradition romantique allemande. En témoigne
notamment la sculpture monumentale "Attrape-Souffrances", objet
anthropomorphe, noir et renfermé, bricolé avec des moyens du bord, à l'image
du Christ crucifié au phallus proéminent et au monogramme "RTTY"
(l'orthographe du nom de l'artiste, reproduit de mémoire par un ami
handicapé mental au cours de plusieurs visites).
Dans cette identification avec l'handicapé, on reconnaît l'écho d'une
tradition romantique où l'artiste se veut à la fois saint et exclu,
visionnaire et pauvre d'esprit, solitaire et exposé à la nature. Cette
nature, comme elle est représentée dans les nombreux petits dessins dans
l'exposition, n'est jamais hospitalière. Ceci rappelle des œuvres
relativement anciennes de l'artiste, dans lesquelles il conçut des
dispositifs (une banderole tendue sur le toit d'un immeuble moderne devenue
illisible par le vent, une cachette-mégaphone perdue dans la montagne,…)
pour énoncer ses idées, à des endroits par définition trop éloignés des gens. Pourtant - et il en est certes bien conscient - ses idées ne trouvent leur
audience que dans l'intimité tantôt effrayante tantôt comique, qu'évoque un
objet isolé, un dessin, un carnet de notes ou un livre.
Afin de faire la connaissance de cet artiste, il va de soi que la visite de
cette exposition très respectueuse de l'esprit du travail est bien plus
efficace que l'acquisition du catalogue édité à cette occasion. A la taille
d'un livre de salon, celui-ci présente des textes critiques et des
reproductions de presque la totalité de l'œuvre de Thierry De Cordier. On
peut regretter la faible qualité des illustrations, qui ne permettent guère
de déchiffrer l'écriture pourtant si importante pour l'appréciation des
dessins.
Adriaan Himmelreich Paris, janvier 2005
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