L'interaction entre la sphère marchande et le monde de l'art contemporain ne sont plus une nouveauté
… à la fragilité de l'humour se mêle le monde perdu de l'enfance
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Le travail de Schrigley s'inscrit dans ses écarts subtils entre légèreté et fausse maladresse. Après avoir été diplômé de la Glasgow School of Art en Environmental art, il s'essaie à devenir un illustrateur pour revues et quotidiens. Afin de se faire connaître, il publie à compte d'auteur des recueils de ses dessins amassés au cours de ses études et lors de ses moments perdus. Même si le succès est loin d'être immédiat, on retrouve l'incisif nécessaire aux plus grands faiseurs de cartoons et l'on pense aux illustrateurs du New Yorker. Si cette voie ne lui a pas forcément réussi, le travail de David Schrigley est rendu public par des expositions collectives et il commence à jouir d'une certaine audience au milieu des années 1990. Avant de se noyer dans une analyse le recouvrant du voile épais de sérieux et d'intellectualisme, il faut noter que le trait premier de ces dessins est celui de l'humour. L'humour est une rupture de logique. Cette rupture de logique déroute la raison, s'en joue jusqu'à provoquer sa perte. Etre trop drôle est un risque, et l'on sait que les clowns connaissent la tristesse. Dans les rues de Toronto, dans Queen Street West exactement, Shrigley expose ses photographies retravaillées dans les panneaux d'affichage habituellement réservés aux affiches publicitaires.
Si une partie de son cursus porte sur un art environnemental, l'exercice proposé à Schrigley fonctionne ici à plein. Les affiches sont plongées dans la vie quotidienne et le spectateur n'est pas captif, tout au plus attend-il avec nonchalance ou ennuie son tramway. La publicité c'est rendre public et nous sommes là dans le cœur de cible. Détournement d'un média, Schrigley n'a pas de produit à vendre, quoique... ironie diffuse, le sourire crispé des galets, la légèreté d'une feuille soudain loquace ou la perte d'un pigeon. Les interactions entre la sphère marchande et le monde de l'art contemporain ne sont plus une nouveauté, et ces infiltrations sont de plus en plus visibles. Faut-il défendre un hermétisme, l'art doit-il obéir au principe contemporain de spécialisation et ne se cantonner qu'à son seul monde ? David Schrigley de par ses incursions dans l'espace publique se penche inconsciemment vers ces questions. Il fut approché à plusieurs reprises par l'association de publicitaires "Out of Home Media" lui demandant une conférence sur ses pratiques. Il réalisa pour le groupe Allianz une publicité dont le commanditaire retrouva vite le rôle de mécène castrateur lui enjoignant d'éviter l'utilisation de certains termes allant à l'encontre de l'image du groupe.
Nous retrouvons apposé sur un abribus, une photographie d'une des nombreuses affichettes annonçant la perte d'un pigeon, sans traits distinctif hormis qu'il soit un peu usé par la vie. Suit un numéro de téléphone. En 1994, lors de la pause des affichettes, combien de personnes ont téléphoné pour signaler avoir repérer la bête. Qui fut trop curieux ou suffisamment seul pour décrocher son combiné ? A moins que la note annonçant la perte fut créée seulement pour qu'on l'appelle.
A la fragilité de l'humour se mêle le monde perdu de l'enfance, avec cette feuille pouvant subitement communiquer, juste un peu, sur son sort "one day a big wind will come and"… C'est le début d'une histoire, de son voyage ou alors le début de la fin, un décollage imminent qui n'arrive pas et une contribution fatale à l'humus. Les interventions sur l'environnement où l'objet n'implique jamais de changements lourds. Ainsi, de ses dents se retrouvant subitement affublées d'un visage fantomatique. L'enfance encore, les dents de laits perdues laissées pour une nuit sous l'oreiller. Ces mêmes nuits où se déployait un lot de présence ectoplasmique surgissant de l'obscurité pour hanter nos cauchemars. Une bouteille ouverte, au sommet de quelques marches, nous invite à la boire. Jouant sur les ordres du message publicitaire, le contenu de la bouteille ne provoque qu'un attrait minimal.
Bière à moitié éventée, prélèvement d'urine encore mousseux ou alors encore un conte… Nous sommes sur Queen Street et quelques gorgées de cette boisson abandonnée pourraient provoquer notre rapetissement et, Alice urbaine, nous conduire de l'autre coté du panneau publicitaire. Il sera difficile d'en savoir plus, le breuvage proposé n'est qu'une photographie et tout au plus peut-il nourrir un sentiment de frustration. Il met aussi en exergue le non événement que sont censés mettre en scène les agences de publicité. David Shrigley semble dans ces actions créer un spectateur invisible ou tout du moins un personnage de fiction qui serait un double suffisamment différent pour le surprendre. L'agenda perdu recouvert d'un message au correcteur indique qu'il ne faut pas chercher à le retourner à son propriétaire. Pourquoi veut-on se faire oublier, perdre son cercle de sociabilité ? Peut-être veut-il seulement en changer en s'entourant de ses nouveaux amis ceux dont la bonne âme lui a indiqué avoir retrouver un pigeon gris et blanc, un peu pelé…
En se promenant sur Queen Street West, vous trouverez des "4 par 3" occupés par les photographies de Robert Polidori. Grand Photographe de presse, il travaille notamment pour le New Yorker. Robert Polidori s'inscrit dans la tradition de la photographie documentaire. Les vues d'un petit village abandonné non loin de Tchernobyl, de sa salle de classe ou de l'ancien hôpital sont saisissantes. On croit à une mise en scène mais nous avons sous les yeux un document.
Sur le chemin, nous arrêterons nos déambulations à la Galerie Clint Roenisch dont l'exposition fait aussi partie de "Contact", le festival de la photographie de Toronto.
Hugues Jacquet Toronto, juillet 2004
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